Quand la France recrutait des scientifiques nazis…
C’est un peu par hasard que l’auteur, réalisateur de documentaires pour la télévision, a abordé il y a quelques années cet épisode de l’histoire de la France lors d’un tournage sur les ravages de l’amiante. Il s’agit de la « récupération » à la Libération de techniciens et ingénieurs allemands pour venir travailler en France dans plusieurs domaines où le pays a pris du retard suite au conflit : aéronautique, astronautique, chimie, armement, nucléaire…
Il va donc enquêter en allant à la rencontre de rares survivants, de journalistes, d’archivistes pour remonter 70 ou 80 ans en arrière. On le sait, peu avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, les services de renseignement américain, anglais, français, soviétique ont eu pour tâche de récupérer un maximum de documents techniques et d’équipements liés à des innovations techniques, l’Allemagne étant alors en avance sur les Alliés. Mais la quête d’information est allée jusqu’à recruter des scientifiques.
Tout était permis, de l’enlèvement au contrat mirifique pour attirer dans son pays les cerveaux. Si le territoire allemand a été découpé avec une zone attitrée à chaque pays vainqueur, l’accord a été régulièrement bafoué. Les Américains récupéreront ainsi une centaine de V2
à la barbe des Soviétiques et devant ensuite partager ce butin avec les Anglais et les Français, ils n’en feront rien. Outre-Atlantique, la plus célèbre des « prises de guerre » restera Wernher von Braun qui fera le succès de la Nasa et du programme Apollo après avoir conçu et fait produire les V2, armes de destruction massive, dans des usines souterraines où le travail est assuré par des prisonniers, déportés dans des conditions inhumaines, sous la coupe de la SS.
Mais l’auteur s’intéresse surtout à la facette française de cet épisode. Si des équipements comme la soufflerie aérodynamique démontée et transportée à Modane, ou des Messerschmitt Me-262, sont récupérés, le discours officiel a rarement mis l’accent sur les scientifiques nazis récupérés. Le pouvoir gaulliste tient à la réconciliation nationale, où la majorité de la population devient « résistante » et la France de Vichy et les collaborateurs une simple « minorité ».
Passant en revue le parcours de plusieurs industriels, scientifiques, ingénieurs passés sous la coupe de l’Etat français, l’auteur revient sur les conditions du recrutement, en cette période où la menace nazie s’estompe et que la Guerre froide se met déjà en place. Il faut citer Ferdinand Porsche forcé de travailler à la mise au point de la 4CV de Renault, lointain ersatz de la Volkswagen. C’est Eugen Sänger, spécialiste des fusées, qui participe au développement du Griffon chez Nord-Aviation.
C’est aussi Hermann Oestrich, ancien directeur technique des moteurs BMW dont le réacteur du He-162, qui retient la France suite à l’offre financière qui lui est faite ainsi qu’à toute son équipe. Pour éviter leur présence en France, un centre de recherche est ouvert en Allemagne, ce sera l’Atelier technique aéronautique de Rickenbach dont les initiales donneront l’acronyme ATAR donné aux différents réacteurs développés pour propulser les avions français – Mystère, Super Mystère et Mirage III et IV en tête – et ainsi relancer l’industrie aéronautique. Puis, l’équipe allemande au complet, avec familles, sera accueillie à Decize, le bureau d’études étant alors intégré à la Snecma où H. Oestrich impose ses décisions et ses exigences financières sans que la direction du motoriste ne puisse s’y opposer…
Des connaissances (de l’aile en flèche à la propulsion par réaction) et des savoir-faire techniques acquis par les Allemands durant la guerre seront ainsi mis à profit pour motoriser chasseurs et bombardiers français, mais aussi pour permettre de rattraper 5 à 10 ans de retard en recherche et développement dans d’autres domaines comme l’astronautique.
Une autre équipe allemande s’installera ainsi discrètement à Vernon – où des pavillons seront spécialement construits pour accueillir les familles tenues à l’écart de la population française alors encore aux prises avec les tickets de rationnement – pour développer sous la direction de Heinz Bringer des moteurs-fusées après avoir oeuvré à Peenemünde sur V1 et V2. Il y aura aussi Rolf Engen, embauché à l’Onéra comme consultant et recruteur d’anciens ingénieurs issus de Peenemünde. Le tout mènera aux premières fusées « françaises » ayant pour nom Véronique, puis Diamant mais aussi les premiers moteurs Viking d’Ariane.
Si les plus connus ont leur carrière exposée dans ses pages, ce sont plusieurs milliers d’ingénieurs et techniciens qui ont « irrigué » le tissu scientifique et industriel. Pour ne rester que dans le domaine aéronautique, il faudrait citer les sociétés Turboméca, SNCASE et SNCASO absorbées par l’Aérospatiale, Thomson-CSF, Matra, Onéra, Arsenal aéronautique de Châtillon, Snecma et d’autres qui ont bénéficié de cet apport de la part de certains ingénieurs, la plupart anciens membres du parti nazi (NSDAP) et/ou de la SS sans s’en repentir, quand
– avec pont d’or et tapis rouge – ils n’ont pas été naturalisés français et se sont vus remettre la Légion d’Honneur pour services rendus, abstraction faite de leur passé durant la guerre – un point qui n’est pas limité à la France, ce déni étant encore plus occulté outre-Atlantique.
C’est sur ce pan occulté de l’histoire, « par un tour de passe-passe dont le roman national a le secret », que l’auteur a voulu revenir, dénonçant non pas une stratégie délibérée mais avant tout une indifférence érigée en système pour façonner un « mythe national », celui où la France se serait relevée après guerre en toute autonomie, par le seul effort de ses propres techniciens et ingénieurs – un « storytelling » avant l’heure… ♦♦♦
Photos © CC/Ignis et CC/AlfvanBeem
– Un pacte avec le diable. Quand la France recrutait des scientifiques nazis. Par Michel Tedoldi, Albin Michel, format poche. 258 p. 8,90 €