Du planeur au jet commercial en passant par l’unique Jaguar navalisé…
Les récits « vécus » par des pilotes apportent toujours un « plus » aux lecteurs, complétant la « grande » histoire avec des points de vue issus du « terrain », avec anecdotes et précisions. Souvent ces récits restent oraux ou, s’ils sont jetés sur le papier, demeurent au sein des familles comme témoignage. Là est l’attrait des Cahiers de l’ARDHAN (Association pour la recherche de documentation sur l’histoire sur l’Aéronautique navale) publiant régulièrement les « mémoires » de différents acteurs de l’Aéronavale, pilote ou non. Le dernier reprend ainsi le déroulé par le LV Daniel Pierre de toute sa carrière placée sous le signe des essais en vol.
Né en 1935, Daniel Pierre entre dans la Marine en octobre 1953. Il suit la formation du Cours préparatoire à l’Aéronautique navale et fait son apprentissage du pilotage jusqu’au cours de chasse, étant breveté en 1955. Sa qualification appontage sur l’Arromanches est obtenue un an plus tard sur Grumman F-6F Hellcat. Ce sera ensuite les flottilles 11F sur Aquilon, 15F puis 17F, avec lesquelles il participe aux « opérations » en Algérie sur Vought Corsair.
Il intègre l’École navale en octobre 1962. La campagne sur la « Jeanne d’Arc » se déroule d’octobre 1964 à juillet 1965. À l’issue d’un stage moniteur sur Fouga, il se transforme sur Étendard à la 11F et rejoint la 16F. Suite à de bons résultats, il demande à intégrer l’École du personnel navigant d’essai et de réception (EPNER), avant de devenir pilote d’essais au CEV d’Istres de 1967 à juillet 1971 – « le paradis pour un pilote », en passant d’un vol fusée en Mirage III à de longs vols sur Douglac DC7 Armor. C’est durant cette période qu’il sera l’un
des pilotes du Jaguar Marine alias le M05 qui trône en couverture « photographique » peinte
par Daniel Bechennec.
En 1971, les Avions Marcel Dassault ont absorbé Breguet Aviation et poursuivent le programme franco-britannique. Un projet de navalisation du biréacteur est ainsi prévu, donnant naissance au M05, cinquième prototype au train renforcé et à la crosse d’appontage, modèle prévu pour succéder aux Etendard IVM et IVP. Pilotes du constructeur, de la Marine
et du CEV vont participer à son évaluation d’abord à terre, via les catapultes de Bedford, Grande-Bretagne. Suivront des séances d’ASSP ou Appontages simulés sur piste.
Puis ce sera l’évaluation sur porte-avions, campagne d’essais qui mènera à l’abandon du projet car si le Jaguar terrestre a besoin de la rotondité de la Terre pour décoller – selon la blague
en vigueur parmi les équipages – une fois sur porte-avions, le premier segment de trajectoire en sortie de pont est au mieux horizontal plutôt qu’ascendant faute de puissance suffisante.
La panne d’un réacteur n’est pas envisageable. Le retour en monomoteur n’est pas aisé.
N’ayant pris aucun pied ni le moindre noeud après trois dizaines de secondes en sortie de pont, Jacques Jesberger, l’un des pilotes constructeur, demandera d’arrêter ces « bêtises ».
En sortie de pont lors d’une recherche de la vitesse minimale acceptable, le biréacteur disparaîtra à la vue du personnel sur le pont… avant de réapparaître devant l’étrave du PA, ayant « dégringolé » de 8 m de hauteur pour se stabiliser à 8 m du niveau de la mer.
La première campagne en mer révélera ainsi rapidement les limites opérationnelles de l’appareil pénalisé par sa sous-motorisation mais aussi la nécessité de renforcer la catapulte, le pont et les déflecteurs anti-souffle suite à l’usage de la post-combustion (PC) des deux Adour, nécessaire au catapultage malgré la sollicitation maximale de la catapulte (+5 G). Train avant surgonflé, appareil sous assiette positive, les PC brûlent le pont… La seconde campagne sera finalement arrêtée, suite à des criques relevées côté attaches des réacteurs.
Le projet d’une nouvelle voilure sera lancé ainsi que la mise au point d’un système de PC modulée pour augmenter la puissance en cas de panne d’un Adour, système utilisé par l’armée de l’Air pour tenir en place en fin de ravitaillement en vol. Il sera même envisagé de rallonger les catapultes, voire de refroidir le pont par une circulation d’eau… Devant les coûts associés à toutes ces modifications côté avion et côté porte-avions, entraînant un nombre plus faible d’appareils produits à budget donné, l’état-major de la Marine abandonnera sagement le programme début 1973, le constructeur rebondissant avec le Super Etendard, évolution de l’Etendard avec un « vrai » système d’armes. Auparavant, d’autres avions avaient été envisagés : A-7 Corsair II, A-4 Skyhawk, Mirage G, Mirage F1 navalisé…
Assurant le premier catapultage d M05 depuis le Clémenceau, Daniel Pierre sera ainsi l’un
des pilotes du M05 qui figure désormais dans la collection du musée de l’Aéronautique navale
à Rochefort. Il a eu aussi l’opportunité d’évaluer de nombreux prototypes comme le Mirage G
à géométrie variable ou le Vought A-7E Corsair II aux Etats-Unis. Ce sera ensuite une carrière dans un cockpit civil pour Air Inter jusqu’en 1994. Entre 1993 et 1995, son expérience de pilote d’essais sera mise à profit par Airbus Industrie pour la mise au point et la certification des avions de la famille 320, 330 et 340. Il quittera les essais en vol d’Airbus à 60 ans, atteint par la limite d’âge.
Il intègre ensuite la société AVDEF sur Falcon 20 pour former des pilotes à remorquer des cibles pour les tirs d’entraînement depuis des bâtiments de la Marine nationale… C’est aussi l’époque où Daniel Pierre rédige de nombreuses « Lignes de vol » dans la revue Aviation Magazine – que de nombreux « anciens » lecteurs regrettent… – soit des essais d’appareils allant du planeur Janus à l’Alpha Jet en passant par un biplace de construction amateur, un jet d’affaires ou une aile de vol libre ! Jusqu’en 2021, il ne cessera de voler sur de nombreux types d’avions pour le plaisir, effectuant à 84 ans son dernier atterrissage avec plus de 21.700 heures de vol sur environ 210 familles de “choses volantes”.
Disparu en juillet 2024, Daniel Pierre avait rédigé ce texte pour sa famille. Devenu ce « Cahier » de l’ARDHAN, les 74 pages, illustrées de nombreuses photos et de profils en couleurs signés
P. Gaubert, retracent la totalité de cette riche carrière aéronautique et notamment son activité de pilote d’essais tant au CEV qu’au profit des programmes d’avions de ligne de la famille Airbus sans oublier une pratique de l’aviation légère, du planeur à la voltige. Les annexes assurées par l’ARDHAN reviennent sur le dossier Jaguar Marine, avec le contexte et des précisions techniques. On y lit entre autres le déroulé du programme de navalisation par Jacques Desmazures, alors en charge du dossier chez Dassault, mais aussi les récits d’autres pilotes ayant pratiqué le M05, clé de voûte de ce fascicule. ♦♦♦
Photos © Marine nationale et collection D. Pierre
– Essais en vol, par Daniel Pierre. Cahier n°47 de l’ARDHAN. 74 p. 18,00 € https://aeronavale.org/