Quand la trajectoire de l’industrie spatiale diverge…
L’auteur de cet essai de 145 pages est désormais à la retraite, après avoir été notamment directeur de la stratégie d’Ariane Group, maître d’oeuvre des lanceurs Ariane. Il retrace une chronologie de la « conquête spatiale » à partir de l’événement majeur que fut le programme Apollo de la Nasa. Ce dernier, voulu par John Kennedy dans une compétition USA-URSS, fut avant tout à but stratégique, camouflé sous couvert de recherche scientifique. Le programme fut ainsi vite arrêté après 6 alunissages sur 7 prévus pour cause de désintérêt du public, du budget énorme mis en jeu et des risques encourus – Apollo 13 preuve à l’appui.
Battu sur la course lunaire après des réussites (Spoutnik, Youri Gagarine, première sortie dans l’espace…), les Soviétiques se sont orientés vers une station spatiale qui donnera naissance à Mir et aux longues missions dans l’espace. Les Américains chercheront à faire de même en bricolant des éléments de Saturn V pour en faire un laboratoire baptisé Skylab, en orbite terrestre. Pour l’atteindre, un nouveau moyen de transport est imaginé, réutilisable, plus économique. Ce sera le désastre de la Navette spatiale dont le retard de développement ne permettra pas d’éviter la retombée de Skylab dans l’atmosphère. Deux accidents mortels mettront fin au programme tandis que les astronautes américains doivent utiliser des Soyouz, plus rustiques mais fiables, pour rejoindre la station internationale ISS.
Si pendant une première période l’industrie spatiale a été « utile » à la société (observation de la Terre, étude météorologique, suivi des cultures, satellites de communication, transports avec l’usage du GPS…), l’auteur dénonce une orientation progressive vers un « espace inutile », celui où l’on a du mal à justifier des « expériences » menées en apesanteur quand la présence d’astronautes dans la station perturbe la gravité et que, à part éviter la dispersion du savoir-faire soviétique après la chute de l’URSS, les objectifs scientifiques ne sont pas toujours clairs, le tout enrobé de communication vers le grand public (et contribuable) à coups de saxophone dans l’espace…
L’auteur, après avoir vu des astronautes « gambader » sur la Lune, n’est pas, à juste titre, un adepte du vol habité, compliqué à mettre en oeuvre et très limité dans les faits, contrairement aux sondes et véhicules automatiques permettant non pas une « conquête spatiale » mais « l’étude du système solaire, voire de l’Univers ». Le milieu politique s’est cependant accroché pendant des décennies au passé des pionniers pourtant révolu, celui du pari réussi d’Apollo, voulant renouveler l’expérience à son profit mais sans but autre que géostratégique.
Puis sont arrivés le New Space et sa démesure, via quelques milliardaires – de Elon Musk à Jeff Bezos via Robert Bigelow, pape de l’hôtellerie spatiale… – où l’on ne sait trop bien où se cache leur modèle économique à défaut de leur ego surdimensionné. Le narratif peut en effet évoluer au fil du temps, allant de constellations de satellites en orbite basse à constamment renouveler à coups de centaines de fusées, aux missions vers la Lune ou vers Mars, sans oublier le tourisme spatial pour une clientèle fortunée voulant passer quelques minutes en apesanteur, ou encore l’exploitation d’astéroïdes qui confine au délire – on imagine difficilement le coût d’un tel minerai rapporté ensuite sur Terre !
Bousculée par ces nouvelles sociétés et sous pression de son gouvernement dont la tête change régulièrement, et donc la politique en matière de spatial, la Nasa a dû composer et suivre les tendances, comme celles de revenir sur la Lune 50 ans après Apollo, soit au sol avec un village implanté à la surface lunaire, soit en orbite lunaire. Dans les deux cas, l’auteur souligne l’impasse à prévoir de tels projets. Il est de même pour des missions vers Mars (96% de gaz carbonique dans son atmosphère…) dont aucune fusée ne permet de faire l’aller-retour, sauf à produire sur place le carburant du retour ! Lune et Mars sont dans les faits les seuls astres à notre portée physique (la première étoile, Proxima Centauri, se trouve à 4 années lumière…), ce qui limite l’exploration humaine de l’espace… « Est-ce là vraiment une réponse à des enjeux contemporains pour l’humanité ? ».
Ainsi, alors que la fin de vie de l’ISS est programmée vers 2030, la trajectoire suivie jusqu’à présent par les Etats-Unis, leader dans le domaine spatial – entraînant au passage tous leurs « associés » forcés, Europe comprise – relève de l’erreur stratégique, appuyée par de nombreux mensonges et le résultat de multiples errements. « Il y a tant d’autres choses à faire avec les techniques spatiales, tellement plus utiles à la planète, à la vie sociale, à l’économie et à la marche des sciences » souligne l’auteur. Les gesticulations relatées, constituant « une triste farce », ont jusqu’à présent voulu « refuser la finitude d’une planète, seule porteuse des heurs et malheurs des êtres biologiques et sociaux que nous sommes, et nous dérober à nos responsabilités immédiates ». Bref, il est grand temps de sortir d’un espace qui est devenu fou.
Au final, un essai au ton percutant et au contenu assurément décapant. ♦♦♦
Illustration © Nasa
– L’espace des fous, par Philipe Lugherini, Ed. Cépaduès. 148 p. 19,00 €
Pour les lecteurs intéressés par le domaine, voici d’autres ouvrages récents avec une approche similaire :
– Nous ne vivrons pas sur Mars, ni ailleurs, par Sylvia Ekström et Javier Nombela (Ed. Favre). 19,50 €
– Futurs obsolètes. Ce que la conquête de l’espace nous dit de l’avenir, par Julien Le Bot. Actes Sud. 26,50 €
– Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space, par Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin. Editions La Fabrique. 20,00 €