Témoignage d’un navigateur du 100e groupe de bombardement de la 8e Air Force pendant la Seconde Guerre mondiale…
Si vous êtes fan de séries télévisées, la série « Masters of the Air » en 9 épisodes n’a pas dû vous échapper. Diffusée sur Apple TV+ depuis fin janvier et jusqu’à la mi-mars 2024 à raison d’un épisode chaque semaine, elle a été produite par Steven Spielberg (dont le père fut pilote sur B-25 Mitchell durant la Seconde Guerre mondiale) et Tom Hanks. Pour ce faire, ils se sont appuyés sur le livre éponyme de Donald Miller publié en 2006 (traduit en français et désormais disponible au format poche) retraçant toute l’histoire de la 8e Air Force en Europe, des débuts calamiteux jusqu’à la victoire permise par la protection des P-51 Mustang – livre qui mérite assurément le détour si l’on s’intéresse à la période. Pour la série, ne l’ayant pas vue, on n’en dira aucun mot…
Ces dernières semaines, les éditions Blueman (Suisse) ont eu l’excellente idée de proposer en langue française l’ouvrage de Harry H. Crosby sorti en 1993 sous le titre « A wing and a prayer » – une aile et une prière, un extrait d’une chanson entendue au bar des officiers de la base de Thorpe Abbotts, Grande-Bretagne, utilisée par le 100e Bomber Group. Harry « Croz » Crosby a d’ailleurs inspiré l’un des personnages de la mini-série télévisée.
Comme beaucoup d’Américains, « Croz » s’est engagé après l’attaque de Pearl Harbor fin 1941. Recalé comme pilote, il devient navigateur bien qu’il soit sujet au mal de l’air, notamment en conditions turbulentes, partant toujours en mission avec ses sacs vomitoires à portée de main. Sa formation se déroule aux Etats-Unis, à bord de Boeing B-17 Flying Fortress. Lors d’une navigation d’entraînement, les conditions météorologiques se dégradent et son appareil s’écrase à flanc de montagne, l’équipage sortant miraculeusement indemne de l’épave.
C’est enfin, au printemps 1943, le départ pour la Grande-Bretagne en passant par la route du nord avant d’atterrir en Angleterre sur le ventre, le train d’atterrissage n’ayant pas voulu sortir… Les jeunes Américains découvrent alors un autre monde, celui de la conduite à gauche, les routes étroites de la campagne anglaise, les vélos à freins manuels contrairement au système de rétropédalage utilisé outre-Atlantique, ce qui enverra quelques militaires à l’infirmerie avant leur première mission !
Encore peu sûr de ses compétences, « Croz » embarque cartes, crayons et computer E6B pour sa première mission au-dessus de la France occupée, destination la base sous-marine de Saint-Nazaire, à raison de 10 hommes d’équipages dans le quadrimoteur. Avec un témoignage « vécu », il raconte la vie au quotidien de son unité, les réveils à 3 ou 4 heures du matin pour rejoindre la salle de briefing où les éléments de la mission du jour seront révélés, avec la répartition des appareils dans le dispositif.
Puis ce sera le petit-déjeuner, le transport par camion aux avions, l’embarquement à bord et la mise en route des moteurs extérieurs (1 et 4) pour le roulage, les intérieurs n’étant lancés qu’avant l’alignement sur la piste. Le dispositif comporte plusieurs formations de bombardiers, venant de plusieurs bases, devant se rassembler avant de prendre la direction de leur cible. Les formations sont étagées, et il faut composer avec le vent et les nuages pour arriver à l’heure exacte au point de rassemblement en s’aidant d’une balise au sol. Des fusées de couleur différente permettent à chaque formation de se faire identifier.
Tant bien que mal rassemblés, les différents « boxes » prennent le cap de la cible au programme. Les premiers « boxes » sont les plus risqués car les chasseurs de la Luftwaffe favorisent les attaques frontales jusqu’à l’arrivée des B-17F et G bénéficiant d’une tourelle orientée vers l’avant. Dès lors, ce sont les avions de fin de dispositif qui seront les plus visés. Les mitrailleurs arrière peuvent ainsi prévenir sur l’intercom de bord des pertes de tel ou tel appareil abattu par la chasse ou la flak, et préciser le nombre de parachutes ouverts.
Harry Crosby entraîne ainsi le lecteur lors de plusieurs missions, notamment au coeur de l’Allemagne. Certaines sont réussies. D’autres totalement ratées suite à la couverture nuageuse, à des erreurs de navigation, aux effets de la flak ou encore à un problème d’alimentation en oxygène de l’équipage qui frôle l’anoxie. À partir du point initial, il faut prendre le cap vers la cible et ne pas changer de trajectoire. Celle-ci est alors gérée par le navigateur et le bombardier, le pilote ne devant plus intervenir pour assurer la précision du bombardement.
Les missions s’enchaînent tandis que le 100th BG se fait remarquer de différentes manières. La discipline n’est pas le point fort de ses effectifs, avec des têtes brûlées et un accueil parfois atypique pour accueillir un haut gradé comme LeMay. Le 100th – dont les avions sont reconnaissables au D inscrit dans un carré sur leur dérive et à l’extrados de l’aile droite – est aussi considéré comme ayant la « poisse » avec un taux élevé de pertes… D’où le surnom affublé à l’unité de « Bloody Hundredth », le « Centième sanglant » et le titre donné à la version française de l’ouvrage. Il faudra la poigne de quelques commandants pour remettre les pendules à l’heure.
Entre-temps, « Croz » a gagné du gallon, est devenu navigateur en chef, préparant les briefings, assurant les regroupements des différentes formations qui passeront en un an d’une dizaine d’appareils par mission à plus de 1.000 bombardiers sans oublier les chasseurs d’accompagnement. À partir de la fin 1943, un radar embarqué permet le bombardement à travers la couche pour les quelques appareils ainsi équipés, améliorant la précision qui laisse souvent à désirer malgré le viseur Norden, les équipages étant satisfaits si leurs bombes tombent à moins de 10 km de la cible…
Certaines missions sont extrêmes comme celle du 17 août 1943 sur Ratisbonne pour viser les usines Messerschmitt. L’autonomie des B-17 (10 heures) leur permet de poursuivre la route vers l’Afrique du Nord, en échappant ainsi à la chasse au retour vers l’Angleterre. Mais l’armada est décimée, de nombreux appareils endommagés, avec un ou deux moteurs en moins, les hélices ne voulant pas passer en drapeau. Les performances s’effondrent et la consommation augmente, poussant certains équipages à retenir l’internement en Suisse comme solution. Quelques-uns arriveront en Afrique du Nord, des moteurs s’étouffant en fin d’atterrissage sans laisser le temps de dégager la piste…
Tel un journal personnel, en une vingtaine de chapitres agréables à lire, l’auteur raconte sa vie au quotidien, ses moments d’introspection ou de doute, passe en revue certains détails comme la méthode de censure du courrier, l’évolution de la mentalité des pilotes vis-à-vis
des mécaniciens, dormant sous tente à proximité des machines. Mais aussi les rares moments de détente dans des centres prévus pour les équipages où l’on se rend parfois en empruntant un B-17.
Les anecdotes – car l’humour pointe souvent au fil des lignes – ou moments de bravoure sont multiples. C’est un pilote dont le B-17 a été sérieusement touché par la flak qui fait retentir l’avertisseur sonore d’évacuation avant de constater que l’appareil répond encore bien aux commandes. Trop tard, il il rentrera tout seul à la base, l’équipage ayant déjà sauté en parachute… Ailleurs, c’est un avion avec un moteur en feu, circuit électrique endommagé pour déclencher l’extincteur. Le feu sera donc soufflé lors d’un piqué avant un retour sur 2 ou 3 moteurs en larguant à la mer tout le matériel inutile, viseur Norden compris…
Un soir, l’auteur écoute dans sa chambre la 5e Symphonie de Beethoven. En lisant la pochette du disque, il note que le compositeur est né à Bonn. Le lendemain, navigateur en chef d’un dispositif, il constate que la cible au programme est cachée par les nuages, lui imposant de chercher d’auttres cibles d’opportunité. Portes de soutes ouvertes, en arrivant à la verticale d’une ville, il découvre qu’il s’agit de Bonn. Les 63 B-17 sous sa direction iront larguer leur cargaison ailleurs, on ne bombarde pas la ville natale de Beethoven… Une autre fois, c’est l’équipage (est-ce une légende ?) qui se débarrasse d’un navigateur peu apprécié en lui faisant croire qu’il faut évacuer l’appareil, ce dernier survolant l’Allemagne…
Alors qu’un « tour » passe de 25 à 30 missions avant de pouvoir retourner aux Etats-Unis, Harry Crosby doit espacer les missions – il en comptera 32 – pour s’occuper de toute l’organisation, assurer les entraînements des nouveaux équipages. Il restera ainsi jusqu’à la fin de la guerre au sein du 100th BG, étant à 26 ans l’un des rares membres survivants et multi-médaillé des équipages initiaux, l’unité ayant enregistré 732 tués et 1.040 abattus et internés. Il finira sa vie comme président de faculté avant de décéder en juillet 2010 à 91 ans. Au final, un témoignage très riche, complétant bien l’ouvrage de Donald Miller sur la 8e Air Force. Lecture recommandée ! ♦♦♦
Photos issues de la galerie du site https://100thbg.com
– « Cent pour sang », par Harry H. Crosby. Ed. Blueman. 384 p. dont un cahier 14 pages de photos noir-et-blanc, 20,00 €