Le rapport du BEA sur un « incident grave » avec le triumvirat avion VFR-avion IFR-contrôle aérien où le responsable n’est pas celui que l’on croit…
Il aura fallu 63 pages au BEA pour analyser en détail un événement considéré comme un « incident grave » le 31 décembre 2022 à Bordeaux-Mérignac. Le rapport est intitulé « Autorisation d’atterrissage sur une piste occupée par un autre avion au seuil de piste ».
La mise en place des paramètres en jeu est relativement simple. Un DR-400 du club local (CAPAM) est autorisé à rouler pour la piste 23. Devant lui, un A321 d’Air France s’aligne et décolle. Le DR-400/160 est autorisé à s’aligner et à maintenir la position pendant deux minutes pour éviter la turbulence de sillage.
Au même moment un A320 d’EasyJet est autorisé à l’approche finale sur l’ILS de la 23.
Mais le trafic VFR dans le secteur est devenu très dense et le contrôleur atteint alors un niveau de saturation tel qu’il est obligé d’interrompre les échanges avec les différents vols VFR pour autoriser tardivement (500 ft/sol) l’A320 à atterrir, oubliant dans le feu de l’action la présence du DR-400 attendant toujours sa clairance de décollage.
Le pilote de ce dernier, bien que n’ayant pas l’habilitation à la langue anglaise (FCL055) mais comprenant parfaitement l’anglais, a compris la menace se mettant en place dans son dos avec un A320 arrivant en courte finale sur la même piste, car les échanges A320-tour se font en anglais. Il se signale alors au contrôleur qui « revient dans la boucle », comprenant la situation indésirable. Il ordonne à l’équipage du 320 de remettre les gaz, ce qui sera fait de façon nominale. Le point le plus bas de la trajectoire du 320 a été de 103 ft/sol à 290 m du seuil de piste. Il survolera le DR-400 à 178 ft/sol.
La lecture du rapport du BEA permet d’enrichir cette courte synthèse. On peut en effet y lire les points suivants :
– le contrôleur tient différentes « positions », à savoir les fréquences Sol, Loc, App et le SIV… Une assistante Loc et un chef de tour sont également en fonction.
– alors que l’A320 entame son approche finale, l’assistante Loc prend la pause, remplacée par le chef de tour.
– 8 minutes plus tard, alors que le DR-400 est autorisé à rouler pour le point d’attente de la 23, le contrôleur est occupé pendant près d’une minute à répondre à un vol VFR.
– en l’absence d’instruction de la tour, le pilote du DR-400 laisse passer l’A321 d’Air France au roulage, n’ayant pas reçu de consigne de maintenir position pour laisser passer logiquement l’avion de ligne. Un premier signe que le DR-400 passe déjà sous les radars…
– 1 minute après l’établissement de l’A320 sur l’ILS, le DR-400 est autorisé à l’alignement
et à passer sur la fréquence Tour, ceci peu après le décollage de l’A321.
– 1 minute plus tard, l’A320 est à 8 nm du seuil de piste, approchant à 170 Kt.
À partir de cet instant, le contrôleur se retrouve en « communication constante » avec
des trafics VFR :
– un VFR, qui a déposé un plan de vol pour Courchevel, demande son activation, suivi d’échanges sur le niveau de vol souhaité.
– deux VFR en transit dans la CTR, dont l’un fait répéter le message.
– des informations de trafic transmises entre des vols VFR sans oublier l’A321 qui poursuit
sa montée.
Quelques minutes plus tard, ne répondant pas à un VFR, le contrôleur autorise l’A320 à l’atterrissage alors que le biréacteur est à 1,7 nautique du seuil, puis il autorise l’A321 à mettre le cap sur un nouveau point de report. Le pilote du DR-400, seul à avoir la bonne conscience de la situation, aligné depuis trois minutes, va se signaler peu après sur la fréquence.
7 secondes plus tard, le contrôleur demande à l’équipage du 320 de remettre les gaz alors que l’avion de ligne est à 1.000 ft du seuil et à 232 ft du sol. Du fait de l’inertie, le point bas de sa trajectoire sera atteint peu après avant que l’A320 ne reprenne rapidement de la hauteur.
Le pilote du DR-400 a entendu la reprise des réacteurs puis a vu l’A320 le survoler, observant la rentrée des trains.
Les trois contrôleurs en position ont juste pris conscience de la situation. Le DR-400 est maintenu au sol pour gérer la trajectoire de retour du 320 sur l’axe de la 23. Le chef de tour décide de « dégrouper » les positions de contrôle. Il relève le contrôleur sur la position Loc
et la contrôleuse ouvre la position SIV. Le DR-400 est autorisé au décollage. L’équipage de l’A320 revient se poser en 23 après avoir demandé des caps pour écourter la procédure de remise de gaz.
Le rapport note qu’il apparaît « également que l’incident grave n’a pas entraîné de remise
en cause de l’organisation prévue par le chef de tour, l’équipe ayant assuré le reste de la vacation avec les effectifs et les horaires initialement prévus par le chef de tour. La décision de regrouper les quatre positions Sol, TWR, APP et SIV a été prise à nouveau… peu après l’incident grave ».
Aussi « l’arbitrage entre sécurité et maintien de l’organisation prévue pour le jour du 31 décembre s’est effectué au bénéfice de cette dernière, au détriment d’une relève sûre.
Cet arbitrage est le signe d’une conscience insuffisante par le chef de tour et son équipe du risque associé à la décision de réduire les effectifs prévus au tableau de service », précise le rapport.
L’analyse des points de vue des différents protagonistes est intéressante…
Côté A320, l’approche se déroulait par beau temps, avec peu de vent, avion configuré sur l’ILS, attendant l’autorisation d’atterrissage. L’équipage avait conscience que la fréquence était chargée. Il attire l’attention du contrôleur pour obtenir l’autorisation d’atterrissage obtenue très tardivement alors que l’appareil n’est qu’à 400 ft de hauteur… Les deux pilotes n’ont pas remarqué le DR-400 sur la piste, les yeux fixés sur la zone de toucher des roues soit les plots IFR et non pas sur le seuil. Durant la procédure après remise des gaz, le commandant de bord a considéré que le contrôleur était « perdu », devant demander un guidage radar qui ne lui était pas proposé.
Le copilote, connaissant le trafic souvent dense de Mérignac avec des vols VFR, a noté que le contrôleur leur demandait de rappeler en finale à 4 nautiques mais sans restriction de vitesse. À 4 nm il n’a pu contacter le contrôleur, la fréquence étant saturée d’échanges entre VFR et contrôleur. L’équipage n’a pas été notifié de la raison du retard d’autorisation d’atterrir. Sur le conseil du commandant de bord, le copilote forçant la communication à 500 ft/sol, pour obtenir l’autorisation d’atterrir et ne voyant rien sur la piste, c’est là qu’ils ont reçu… l’ordre de remise des gaz.
Côté pilote du DR-400, il a appliqué les consignes au roulage du club, notamment le transpondeur sur On à la mise en route ainsi que les feux à éclats pour bien se signaler.
Il ne s’est pas imaginé que les pilotes en finale puissent ne pas voir son avion. Approchant des 4 minutes de maintien de position contrôlées au chronomètre (le Manex côté contrôle aérien indique de « ne pas dépasser 90 secondes »), il s’est signalé à la tour par son simple indicatif, comprenant « qu’il était sorti du projet d’action du contrôleur ».
Après le message de remise de gaz de la tour à l’A320, le pilote du DR-400 a entendu deux ou trois secondes plus tard le bruit des réacteurs puis a été survolé quatre ou cinq secondes plus tard. Ayant visiblement une bonne « culture de la sécurité », alors qu’on lui demandait de maintenir encore position pour assurer la procédure de remise de gaz de l’avion de ligne, avec un « blanc sur la fréquence », il a mis à profit ce délai pour « faire le point sur sa capacité à effectuer le vol prévu. Il a estimé pouvoir faire le vol prévu » en compagnie de son fils.
Côté contrôle, pour cette dernière journée de 2022, 40 arrivées et 40 départs IFR étaient prévus dont 14 arrivées et 14 départs le matin. Toutes les positions de contrôle étaient regroupées sur la position Loc. Le chef de tour, assistant Loc, était occupé par le système Sygma générant les strips des vols VFR et les éventuels plans de vol. Au passage, certains contrôleurs jugent ce système « archaïque » au point de rédiger les strips à la main…
Au vu du faible trafic peu avant la survenue de l’incident grave, décision avait été prise de ne pas dégrouper. Mais le volume a vite augmenté au niveau du SIV avec 8 trafics VFR, ce qui cependant « représente un trafic modéré ».
Les contrôleurs ont été surpris par l’incident, en notant que le strip du DR-400 n’était pas bien positionné sur la barrette matérialisant la piste. Si à la suite de la remise de gaz de l’A320, la position SIV a été dégroupée tandis que le contrôleur Loc se mettait en retrait (il avouera par la suite avoir été « sous le choc »), le chef de tour cumulera les fonctions de chef de tour et la position regroupée Loc, Sol et App sans assistant.
Le contrôleur n’avait pas ressenti une forte charge de travail avant l’incident, ayant eu l’impression « d’être dans le trafic » mais deux barrières de sécurité n’ont pas servi de filet de rattrapage : le tableau des strips « zone piste » et le balayage visuel extérieur. L’assistante a précisé qu’elle a dû « s’y reprendre à deux fois pour voir le DR-400 sur la piste, tellement il se confondait avec les peignes ».
La saturation subite des trois contrôleurs s’explique par un point : en week-end de période creuse, l’effectif prévu par le tableau de service est de… 6 contrôleurs et non pas 3 mais « le contrôleur indique qu’en hiver, la situation de regroupement des positions est fréquente
et le chef de tour autorise souvent des montées décalées par rapport au tableau d’effectif ».
Cette procédure « locale » est justifiée par le fait qu’en hiver, le regroupement des secteurs permet d’avoir une charge de trafic suffisante, pour éviter… l’hypovigilence, l’entraînement au simulateur n’étant pas jugé suffisamment réaliste. De plus, aucun critère n’est clairement défini pour définir le seuil de dégroupement/regroupement. Le contrôle anticipe les prévisions de trafic, « plutôt fiables pour anticiper les dégroupements » car les approches IFR sont programmées, mais les vols VFR restent « imprévisibles car non soumis à plan de vol ».
D’après les informations fournies par la DSNA, « il n’existe pas de moyen standardisé au niveau national de contrôle automatique individuel des présences sur site des contrôleurs.
Les seuls systèmes permettant de tracer la présence des contrôleurs sur site sont ceux qui enregistrent les heures des badges d’accès au parking des centres ou aux bâtiments. Ces systèmes diffèrent d’un centre à l’autre. Dans certains centres, ces systèmes enregistrent uniquement l’entrée sur le site et pas la sortie. Dans d’autres centres, ces systèmes sont même inexistants » (!).
Le BEA note aussi qu’à la date de publication de ce rapport (décembre 2023), aucun organisme de contrôle en France n’est équipé d’un « système d’enregistrement des communications en arrière-plan aux postes de travail des contrôleurs » alors que le règlement européen le prévoit, avec enregistrements des 24 dernières heures de fonctionnement et n’étant utilisés qu’aux fins d’enquêtes sur les accidents et incidents – une pratique par la DSNA dénotant une décision type Etat dans l’État…
Le BEA évoque différents audits et rapports en lien avec l’organisation du travail des contrôleurs, notamment au sujet du contrôle des présences. Plusieurs rapports de la Cour des comptes, depuis au moins 2002, en attestent. En 2021, un audit de l’EASA indiquait que la DSNA « n’était pas en mesure de démontrer la fiabilité du système déclaratif des heures de position » (sic). Un audit de la DSAC confirmait le fait, indiquant que « la DSNA n’était pas en mesure de démontrer que les heures de contrôle déclarées par les contrôleurs aériens et transmises à la Gestion centralisée de la DSNA pour le suivi et la prorogation des licences avaient été effectivement réalisées ».
Après avoir mis en place un nouveau système déclaratif, la DSNA a effectué début 2023 des contrôles de présence « dans les principaux centres français », notant que « 69% des agents effectuent la moitié ou plus du temps de travail prévu, sans pouvoir déterminer avec certitude combien d’agents effectuent la totalité de la vacation, 12% des agents ne se présentent pas
du tout, 13% des agents font la moitié ou moins que l’horaire prévu, dont certains moins de deux heures de présence totale ».
En conséquence, le BEA a émis une recommandation visant à la mise en place d’un « moyen automatique et nominatif d’enregistrement de la présence des contrôleurs sur leur lieu de travail et sur position de contrôle ».
Parmi les facteurs contributifs à la délivrance de l’autorisation d’atterrissage au 320,
le BEA note :
– « la réduction des effectifs présents, notablement inférieurs aux effectifs prévus par le tableau de service, induisant un regroupement non prévu dans le Manex de positions de nature très différentes (Sol et Loc d’une part, App et SIV d’autre part) et ainsi une charge de travail élevée pour le contrôleur qui assurait simultanément ces quatre positions.
Cette situation a pu contribuer à l’oubli de positionnement du strip du DR-400 sur la bande « piste » de son tableau de strip.
– un faible contraste entre le DR-400 et le revêtement de piste au niveau du seuil de piste, rendant plus difficile la perception visuelle du DR-400 par le contrôleur depuis la tour et par l’équipage de l’A320.
– l’absence de supervision des activités au sein de la tour de contrôle par le chef de tour, lui-même engagé dans la tenue de la fonction d’assistant Loc.
– une conscience probablement insuffisante du risque généré par un nombre insuffisant de contrôleurs présents sur le lieu de travail, notamment en cas d’augmentation imprévue de trafic ou pour assurer une relève en cas d’événement de sécurité ».
Ont pu contribuer au regroupement non prévu par le Manex de positions de nature très différentes et à un armement insuffisant des positions de contrôle :
– « la pratique des chefs de tour consistant à réduire les effectifs réellement présents par rapport aux effectifs prévus par le tableau de service, cette pratique étant connue et implicitement tolérée par l’encadrement.
– l’absence d’outil pour collecter de manière fiable, automatique, et en temps réel, l’armement des positions de contrôle et le nombre de contrôleurs présents sur le lieu de travail et pour analyser la contribution potentielle de ces deux facteurs en cas d’événement de sécurité. Ces analyses permettraient aux chefs de tour et à l’encadrement d’évaluer sur une base objective les besoins réels d’effectifs présents et d’armement des positions de contrôle en fonction des niveaux et des types d’activités aériennes prévues ou constatées ».
Ont pu contribuer à conserver un niveau de risque élevé après l’incident grave :
– « la planification par le chef de tour d’un effectif inférieur à l’effectif prévu par le tableau
de service, ce qui ne permettait pas de relève ou de renforts à court terme.
– l’absence de remise en question de l’organisation prévue malgré la survenue de l’incident grave ».
Malgré les rapports répétés de la Cour des comptes depuis près de 20 ans, on ne doute pas un instant que la DSNA fera rapidement évoluer ses pratiques. Car s’il est judicieux d’attirer l’attention des pilotes VFR sur les pénétrations d’espaces aériens contrôlés et les incursions sur piste, il faut aussi en aéronautique savoir se remettre en question et interroger sa propre pratique…
Le BEA précise que « la conscience de la situation et la proactivité du pilote du DR-400 qui s’est signalé au seuil de piste, alors que l’A320 était en courte finale, ont permis d’éviter que l’incident grave n’évolue vers un accident ». On précisera qu’en approche nominale, l’A320 aurait finalement survolé le DR-400 avec une marge de 50 ft (hauteur standard au seuil de piste) pour aller toucher des roues près des plots IFR soit 350 m plus en aval sur la piste de 3.100 m de longueur…
On ne pourra s’empêcher de penser que l’événement aurait sans doute bénéficié des « feux de l’actualité » dans la presse si le pilote VFR avait été responsable de la situation. Il suffit de comparer l’événement de Bordeaux-Mérignac avec celui survenu à Lille-Lesquin le 5 décembre 1989. Ce jour-là, un pilote aux commandes d’un Mooney s’était aligné sur la piste active par temps de brouillard (visibilité de 500 m donc non visible de la tour), sans autorisation ou par erreur. Un A320 s’était alors posé sur la même piste roulant sur le Mooney, lui arrachant les ailes. Le pilote du Mooney sortit indemne comme les 142 personnes à bord de l’avion de ligne. Le fait que le pilote du Mooney soit un astronaute de l’ESA avait atténué l’importance du dossier…
En tant que pilote VFR, il faut aller au-delà du rapport du BEA :
– sur aéroport, avec des trafics communiquant en anglais avec le contrôle aérien, il est utile
de comprendre la phraséologie en anglais pour « rester dans la boucle ». Un autre rapport du BEA en atteste.
– une écoute du trafic via les différents échanges sur la fréquence s’avère indispensable quand on s’aligne avant de maintenir la position, pour avoir la bonne « conscience de la situation ».
– toujours chercher à se faire voir des autres trafics : phares, strobes, transpondeur (celui du DR-400 est un mode S mais l’avion était « équipé d’un transpondeur qui ne dispose pas de la fonctionnalité « mode sol ». Il est donc toujours vu par les autres TCAS comme étant en vol)…
– il n’y a pas que les pilotes VFR qui font des erreurs… Ne pas hésiter à intervenir vis-à-vis d’interlocuteurs « professionnels » qui ne sont pas à l’abri d’erreurs. Les contrôleurs à Mérignac n’ont ainsi pas eu une phraséologie toujours optimale, se trompant notamment sur une unité lors d’un message… Le collationnement permet de lever le doute.
– le fait que l’équipage de l’A320 n’ait pas vu le DR-400 n’est pas étonnant. Ils n’ont aucune information sur sa présence. S’ils avaient été prévenus du monomoteur aligné, ils auraient été en alerte, auraient cherché à le visualiser. Mais même dans ce cas, ils ont d’autres tâches à effectuer en finale… De plus, un avion juste à l’arrêt sur le peigne se « cache » bien dans les bandes blanches. D’où l’intérêt de ne pas maintenir position à cet endroit mais plutôt en aval pour être plus visible sur le béton. Mais un pilote d’un monomoteur quadriplace peut être également surpris (ou ne pas voir) par la présence d’un monoplace de faible taille à la couleur « terne » pouvant remonter la piste sur un aérodrome sans radio obligatoire… ♦♦♦
Rapport complet à télécharger avec le lien suivant
DR400etA320
En bonus, transmis par un internaute, le courrier adressé par Clément Beaune – ministre délégué auprès du ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires chargé des Transports – à Damien Cazé, directeur de la DGAC. Il est rare qu’un rapport du BEA déclenche un tel courrier…