Ou l’effet Dunning-Kruger appliqué à l’aviation…
Publié en 2001 avec une seconde édition en 2013, l’ouvrage (en américain) « The Killing Zone » de Paul Craig aborde les pièges qui attendent les pilotes après leur formation initiale, quand
ils prennent leur autonomie en tant que commandant de bord, laissant au sol leur(s) instructeur(s). L’auteur, se basant sur l’analyse d’accidents survenus aux Etats-Unis les 20 précédentes années, a déterminé une « zone à risques », allant de 50 à 350 heures de vol.
On le sait, l’obtention du brevet n’est que le début… car il reste encore beaucoup à apprendre au fil des années, en découvrant de nouvelles destinations, en gérant des passagers à bord, en se frottant progressivement à des conditions météorologiques plus variées après une formation généralement suivie par « bonnes conditions », notamment lors des navigations
en solo.
Ce perfectionnement continu et ce maintien de compétences se font souvent en « candidat libre », sans avoir recours à un instructeur qui pourrait cependant accélérer l’apprentissage
– sauf lors des vols de prorogation tous les deux ans – en servant de « safety pilot » même si une partie de l’expérience doit s’acquérir sous sa propre responsabilité pour gagner en confiance. Cette acquisition d’expérience ne se fait pas sans quelques événements négatifs. Dans le pire des cas, ce sera un accident, dont on sait qu’une bonne partie est due à un manque d’expérience et la quasi-totalité à « l’opérateur humain », soit le pilote aux commandes. Dans d’autres cas, la situation aura été jugée critique, avec quelques frayeurs pouvant apporter le doute ou entraîner une démotivation.
Et si les accidents peuvent être dus à un manque de savoir-faire en pilotage, qui peut s’éroder au fil du temps, il est heureux que ces dernières années l’accent ait été mis sur les compétences non-techniques (prise de décision, communication, gestion de la charge de travail, conscience de la situation, gestion des menaces, etc.) qui impactent la réalisation d’un vol. Piloter n’est pas que du pilotage pur !
Selon Paul Craig, la zone critique s’étend jusqu’aux alentours de 350 à 400 heures totales. Si l’accidentologie analysée aux Etats-Unis peut donner ce résultat en valeur absolue à partir des rapports du NTSB, un biais existe cependant en l’absence du nombre de pilotes par tranches d’heures de vol. Les pilotes les moins expérimentés sont les plus nombreux et statistiquement, le risque est mécaniquement accru. Si l’on prend en compte les chiffres français liés aux aéro-clubs, avec le turn-over annuel moyen – qui s’élève à près de 25% des pilotes sur le départ pour à peu près l’équivalent arrivant dans l’activité – en nombre, les pilotes ayant plus de dix années d’activité ne sont pas les plus représentatifs.
De plus, la durée dans l’activité ne renseigne pas sur l’expérience acquise au fil du temps, même si on peut imaginer que ceux qui restent en activité longtemps volent plus que la moyenne. Celle-ci, établie autour de 12 à 14 heures par an par pilote, une fois le brevet acquis (disons après 50 heures de formation), ne permettra pas souvent de dépasser la tranche fatidique telle que pointée par Paul Craig… car deux décennies n’y suffiraient pas.
En 2015, le NTSB (BEA américain) a publié un document – très mathématique – intitulé « Predicting Accident Rates From General Aviation Pilot Total Flight Hours » (Prévoir les taux d’accident selon le nombre total des heures de vol des pilotes de l’aviation générale). Analysant les expériences de pilotes victimes d’accidents, en prenant en compte le nombre de pilotes avec une expérience similaire pour en tirer un taux de risque, la zone critique connaîtrait un pic autour de 500 heures pour les pilotes VFR et 800 heures pour les pilotes IFR, avec un risque multiplié par 3 pour les pilotes non IFR par rapport à la période de leur formation initiale… L’analyse de Paul Craig est ainsi partiellement remise en cause. Si les risques diminuent avec l’expérience, cette relation n’est assurément pas linéaire.
Mais une chose semble avérée, c’est un accroissement du risque après la formation initiale, les pilotes brevetés étant alors souvent « laissés » à leur destin, sans propositions de perfectionnement. Ainsi, les risques passeraient par un pic avant de redescendre à un meilleur taux en matière d’accidentologie. Ceci serait, entre autres, lié à la perception de son « niveau réel » par rapport à son « niveau perçu » et l’on sait que l’auto-évaluation est loin d’être aisée… D’où les marges à prendre en compte car les paramètres sont flous et donc leurs limites fluctuantes (et pas que la météo…), afin d’avoir toujours les capacités nécessaires pour gérer la situation.
Pour valider ce dernier point, il est intéressant de s’appuyer sur les travaux menés à la fin des années 1990 par deux psychologues américains, David Dunning et Justin Kruger. Menant des expériences sur des étudiants, sur la base de raisonnements logiques, d’exercices de grammaire et du… sens de l’humour, ils ont révélé que ceux qui avaient la meilleure opinion d’eux-mêmes obtenaient souvent les scores les moins bons. Ils manquaient de connaissances et de compétences et connaissaient aussi des lacunes dans leur capacité de jugement. L’effet Dunning-Kruger est également dénommé effet de surconfiance, un biais cognitif par lequel les moins qualifiés, dans un domaine donné, peuvent surestimer leur compétence.
Leur étude montre que des personnes peu qualifiées ont des difficultés à s’auto-évaluer,
ce qui les empêche de reconnaître leur niveau et leur manque de compétence, et donc de sur-évaluer leurs réelles capacités. L’effet corollaire est le suivant : les personnes les plus qualifiées auraient a contrario tendance à sous-estimer leur niveau de compétence et penseraient, à tort, que des tâches faciles pour elles le sont aussi pour les autres – point à prendre en compte pour les formateurs et donc les instructeurs dans notre domaine.
D’où une courbe de l’effet Dunning-Kruger – concernant l’évolution de l’apprentissage et donc de l’expérience acquise au regard de la confiance supposée – qui passe par un pic où la
sur-confiance en soi l’emporte sur la compétence réelle avant de « revenir les pieds sur terre », avec plus d’humilité et accroître ensuite sa compétence de façon plus réaliste avant d’atteindre un plateau de consolidation de ses acquis… à maintenir dans le temps.
Adam Grant, auteur du livre « Think Again : The Power of Knowing What You Don’t Know » (Réfléchissez-y à deux fois : le pouvoir de savoir ce que l’on ne sait pas) reprend la théorie de l’effet Dunning-Kruger avec un schéma simplifié, celui de personnes débutant une activité sans aucune connaissance alors qu’elles savent ne rien connaître du sujet. Puis, l’apprentissage aidant, leur connaissance devient plus importante tout en étant jugée plus importante qu’elle ne l’est en réalité, jusqu’au « pic de la stupidité », avant au fil du temps de bien appréhender l’ensemble des facettes d’une activité, qu’il s’agisse de pilotage ou non.
D’où l’importance d’auto-évaluer les risques avant son prochain vol, avec les moyens de les atténuer à déterminer. Voire de questionner des pilotes plus expérimentés pour évaluer son propre jugemetn. Il faut également éviter les cinq attitudes accidentogènes bien connues (l’anti-autorité, l’impulsivité, l’invulnérabilité, le machisme et la résignation).
Il est alors bon d’imaginer son positionnement sur la courbe de l’effet Dunning-Kruger, sans prendre pour argent comptant le nombre d’heures de vol totales car l’expérience récente fait partie des facteurs à prendre en compte… Sans oublier l’expérience acquise dans un domaine spécifique, qui redéfinit une courbe pour cette activité donnée, qu’il s’agisse de vol en montagne, de vol de nuit, d’instruction, de voltige… où les compteurs sont remis à zéro ! ♦♦♦
Illustrations © CC/Arjuna Filips, FAA