Quand la piste s’avère limitative au décollage…
Un récent rapport du BEA évoque l’accident d’un Socata TB-20 Trinidad survenu au décollage sur piste limitative. Lors d’un déroutement pour conditions météorologiques, le monomoteur s’est posé sur ce terrain d’où le pilote compte redécoller le lendemain. Lors du décollage, atteignant bientôt l’extrémité de la piste, le pilote effectue la rotation « vers 65 Kt ».
L’avion consent à peine à décoller avant de retoucher le sol. Il est trop tard pour freiner.
La sortie de piste longitudinale entraîne d’importants dommages au monomoteur, l’équipage étant sain-et-sauf.
Le rapport du BEA précise d’autres éléments à prendre en compte. Le pilote a indiqué qu’à
mi-piste, l’anémomètre indiquait 55 Kt et qu’il a jugé que la moitié restant de la piste lui permettrait d’atteindre la vitesse de rotation mais l’état de la piste (boueuse, mouillée) a alors limité l’accélération à 62 Kt. Il précise avoir eu l’intention de décoller avec les volets rentrés,
ce qui est conforme avec la configuration de l’appareil tel que retrouvé après sa sortie de piste.
Le manuel du TB-20 précise qu’aux conditions du jour (masse de l’appareil, conditions météo, etc.), la distance de roulement au décollage est d’environ 450 m sur… piste goudronnée et sèche, avec rotation à 68 Kt. Sur piste en herbe… courte et mouillée, cette distance passe approximativement à 550 m avec les volets en position Décollage. Le manuel précise que la configuration au décollage est d’afficher les volets à la position Décollage, aucune distance n’étant donnée pour la configuration en lisse.
L’événement est survenu en mai 2023. L’aérodrome de Langogne-Lespéron se trouve à 3.339 ft d’altitude avec la piste 22, en herbe, à utiliser au décollage car présentant une pente moyenne descendante de 1,1% (principalement dans le dernier tiers) pour une longueur de piste disponible de 883 m. Le président du club local a indiqué qu’elle était « recouverte d’une herbe éparse, plus présente et épaisse sur la deuxième moitié de piste ». La fiche VAC précise que « l’utilisation de l’aérodrome est restreinte aux avions basés, aux pilotes titulaires d’une qualification de vol en montagne, ou ayant préalablement utilisé l’aérodrome en tant que commandant de bord dans les 12 derniers mois ».
On est donc bien dans le cas d’une piste limitative pour l’appareil en question, en ajoutant les conditions météorologiques au décollage. La température n’est pas loin des conditions ISA avec 13°C (+5°C), le vent est faible du nord-ouest pour 3 Kt, rafale à 7 Kt même si le président du club local indique qu’il n’y avait pas de vent. Côté appareil, la masse et le centrage étaient dans les limites définies par le constructeur mais proche de la masse maximale, soit 1.350 kg pour 1.400 kg de MTOW (5 personnes à bord, adultes et enfants).
Le pilote, peu avant de décoller, a précisé à un membre de l’aéro-club qu’il allait décoller avec les volets rentrés car « l’avion accélère plus vite ». Si les manuels de vol des Cessna 172R et Piper PA28 annoncent respectivement 0°/10° et 0° au décollage, ce n’est pas le cas du TB-20 comme le précise le manuel de vol.
Il faut encore préciser que la piste était très mouillée, suite à d’abondantes précipitations durant la nuit et la veille du décollage, d’où le déroutement de l’appareil. Et l’on sait que le mélange « herbe haute » et « herbe mouillée » renforce l’effet de freinage à l’accélération,
le manuel du TB-20 indiquant que les distances de roulage au décollage sont à augmenter de 25% en car d’herbe humide… courte. L’effet « frein » de l’herbe peut être moindre au départ avant que l’appareil ne bute sur un « mur », limitant alors l’accélération. Le pilote était conscient de cet état de la piste, ayant parcouru « une partie de la piste à pied avant son vol » mais a-t-il parcouru les parties les plus éloignées du début du décollage ?
Dans ces conditions « limitatives », la technique à utiliser au décollage impose une mise de puissance sur freins en perdant le moins de longueur de piste possible. Cela permet, à l’arrêt, de valider 2 des 3 portes autorisant le décollage, soit la puissance minimale et l’absence d’alarmes. La troisième porte sera ensuite la vérification du fonctionnement de l’anémomètre. Or, l’analyse de la trajectoire via l’enregistrement par SkyDemon révèle que l’avion a débuté son roulement au décollage en ayant déjà « consommé » 60 m au seuil de la piste 22, ne lui laissant déjà plus que 820 m.
Dans le doute sur la longueur nécessaire au décollage, une autre décision possible du pilote aurait été de faire un décollage en solo, donc à masse moins élevée et de noter la distance nécessaire, avant de revenir chercher ses passagers, quitte à faire plusieurs décollages à des masses progressivement accrues. Connaissant bien son avion (300 heures sur l’appareil durant 6 ans d’exploitation pour un total global de 400 heures de vol), il aurait ainsi pu mesurer l’évolution de l’accélération au décollage et les distances parcourues par rapport à un repère extérieur au moment de la rotation.
Parmi les facteurs contributifs pointés par le BEA figurent donc « la décision d’entreprendre le décollage avec une configuration de l’avion dont le manuel de vol ne permet pas de calculer les performances au décollage » (procédures) et aussi une « rotation prématurée du pilote
à une vitesse inférieure à celle prévue dans le manuel de vol en configuration décollage
(un cran de volets) ». La forte puissance installée (250 ch à calage variable) ne suffit pas à éviter le second régime, à une vitesse inférieure à celle préconisée pour la rotation, et avec moins de portance que prévue (volets en lisse).
Des techniques non orthodoxes, utilisées par des « bush pilots » évoquent, notamment sur terrain mou, un décollage en affichant les pleins volets à la rotation pour « arracher » l’appareil avant d’effectuer un palier pour accélérer et rentrer progressivement la courbure et se retrouver en configuration volets Décollage ou en lisse. Cette technique peut s’avérer efficace avec des appareils à la forte hypersustentation (Rallye) mais à laisser aux « bush-pilots » !
Le manuel du Cessna 172R interdit au décollage un braquage supérieur à 10°. Le manuel du Piper PA-28 évoque au décollage (0° en conditions normales) une « distance plus courte » pouvant être « obtenue en utilisant jusqu’à 25° de volets » mais ce n’est pas à improviser à la masse maximale, sur piste limitative, avec un avion de voyage non prévu pour le « bush »…
Cet événement interroge également la réflexion autour d’un paramètre, la distance accélération-arrêt qui ne figure généralement pas dans les manuels de vol de nos appareils légers… Une première approche empirique consiste à ajouter la longueur de roulement au décollage à celle du roulement à l’atterrissage en considérant une interruption du décollage une fraction de seconde avant la rotation. Cette distance d’accélération-arrêt « estimée »
sera sans doute à majorer en fonction de l’état de surface de la piste (hauteur de l’herbe) et de la technique de freinage employée. Dans le cas du TB-20 évoqué ci-dessus, la distance d’accélération-arrêt était largement supérieure à celle de la piste utilisable… La décision d’interrompre le décollage aurait dû se faire bien en amont, donc avec peu de marge de prise de décision. ♦♦♦
Lien vers le rapport du BEA
TB20Decollage