L’histoire de la 8e Air Force durant trois années de guerre en Europe.
Édité en 2006 aux Etats-Unis et traduit en français en 2015, ce n’est qu’en 2023 que cet ouvrage bénéficie d’une version au format poche, l’occasion de le présenter ici. Son contenu aurait inspiré la prochaine série de Steven Spielberg et Tom Hanks, en cours de production. C’est en découvrant le blouson d’aviateur de son père, conservé dans le grenier de ses grands-parents, que l’auteur s’est lancé dans des recherches qui, cinq ans plus tard, ont donné naissance à ce récit. Il s’agissait de retracer l’activité de la 8e Air Force, engagée en Europe à partir de 1942 et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour épauler la Royal Air Force.
C’est donc l’histoire de la genèse et des multiples évolutions d’un concept, celui du bombardement stratégique développé par les « stratèges » américains au début des années 1940 en reprenant les idées théoriques de l’Américain Billy Mitchell et de l’Italien Giuliot Douhet pour qui l’arme aérienne va révolutionner les guerres modernes. La « mafia des bombardiers » (Spaatz, Eaker, Arnold, Doolittle, Tibbets…) est ainsi convaincue que les nouveaux bombardiers passeront toujours à travers les défenses ennemies et qu’une protection par des chasseurs est inutile.
Les premiers effectifs américains débarquent à l’été 1942 en Angleterre, créent ex nihilo des bases aériennes dans la campagne anglaise et préparent leurs premières missions. Les troupes sont en faible nombre, les équipages trop vite entraînés sous le soleil de Californie qui n’a rien à voir avec la météo européenne, les avions tout juste équipés en sortie d’usine. Et comme il faut faire acte de présence active, les premiers raids sont rapidemnt lancés sur la France occupée, de jour pour compléter H24 les missions nocturnes de la RAF – qui bénéficient ainsi d’une protection accrue – mais aussi parce que les équipages américains ne sont pas expérimentés en vol de nuit.
Si une seule mission menée sur l’Allemagne nazie par la 8e Air Force à l’hiver 1944-1945 peut compter plus d’un millier de bombardiers accompagnés de 700 chasseurs, les missions en 1942 parviennent rarement au départ à dépasser la centaine de B-17. La première sera menée sur la France avec comme leader un certain Tibbets que l’on retrouvera en 1945 aux commandes du B-29 « Enola Gay » verticale Hiroshima. Ce n’est pas un franc succès même si la propagande en fait un succès d’auto-satisfaction de l’état-major. Lors des missions menées de mi-1942 à fin 1943, la chasse allemande et la Flak feront un carnage dans les unités décimées à coups de dizaines d’appareils emportant chacun une dizaine de membres d’équipages… Les stratèges vont mettre un certain temps à « corriger le tir ».
Et pour cause… les chasseurs accompagnant les bombardiers ne peuvent les suivre très loin en territoire ennemi, faute d’une autonomie suffisante, qu’il s’agisse des Spitfire, des Thunderbolt puis des Lightning. Il faudra attendre la fin 1943 pour que le P-51B Mustang sauve la 8e Air Force, avec son réservoir supplémentaire installé derrière le pilote. Légèrement centré arrière au départ et lors de la première partie de la mission, l’appareil consomme ensuite le carburant des réservoirs largables sous les voilures puis utilise le carburant des ailes pour le combat et le retour à la base, avec le reste du réservoir arrière en réserve.
Mais il a fallu un « certain » temps pour que les « stratèges » américains prennent en compte la nécessité d’un chasseur puis retiennent le Mustang qu’ils ont par arrogance et/ou incompétence snobé car non conçu au départ pour l’armée américaine mais à la demande de la Royal Air Force. Grâce à une aérodynamique soignée et le profil laminaire de sa voilure, ce chasseur est pourtant le plus performant. Le miracle viendra de l’échange du moteur Allison par le Rolls-Royce Merlin, produit sous licence aux Etats-Unis par Packard. Ainsi motorisé, début 1944, le P-51 Mustang pourra accompagner les bombardiers tout au long de leur mission et jusqu’au coeur de l’Allemagne. C’est là que la supériorité aérienne sera acquise, autorisant le déroulement dans de bonnes conditions du Débarquement en Normandie.
Mais auparavant, en 1942-1943, la 8e Air Force a connu des temps difficiles avec des « tours » qui passent de 25 à 30 puis 35 missions avant que les équipages puissent retourner chez eux, malgré les pertes énormes. Sans parler de « frappe chirurgicale », la propagande de l’époque évoque avec le système Norden des bombardements de précision, mais on est très loin de la réalité avec parfois aucun dommage infligé à l’objectif visé mais des tapis de bombes éparpillés tout autour, jusqu’à 15 km de la cible quand ce n’est pas un village suisse qui est bombardé par erreur… L’usage d’un radar, permettant de mener la mission à travers une couche nuageuse, n’apportera pas plus de fiabilité.
De plus, les objectifs sont parfois mal choisis. Des pertes importantes seront enregistrées en voulant bombarder les bases des sous-marins sur la côte atlantique alors que leur protection en béton les rend indestructibles. Des raffineries de pétrole seront à plusieurs reprises attaquées avec plus ou moins de succès mais sans s’intéresser aux usines produisant du carburant synthétique, vital pour l’ennemi. Il en sera de même avec les usines produisant des roulements à billes, peu atteintes où dont l’outillage lourd n’est pas endommagé ou vite remplacé. Les noeuds ferroviaires seront préférés pour déstabiliser la production ennemie alors que roulements à billes et carburant sont les points clés de l’industrie militaire. Ce n’est qu’après guerre, en interrogeant Albert Speer, ministre de l’Armement allemand que ces erreurs seront comprises.
Si cet ouvrage raconte la « grande » histoire de la guerre aérienne en Europe, elle n’oublie pas la « petite » histoire, celle au quotidien des équipages des bombardiers. L’auteur a interrogé plus de 250 vétérans de la 8e Air Force, utilisé de nombreux entretiens conservés par des musées. Tout ceci donne lieu à des témoignages vécus des équipages, de la réalité des missions à haute altitude et par grand froid aux récits de retours sur terre en catastrophe, avion endommagé, équipage blessé ou tué. On découvre l’envers du décor également au sujet des conditions de vie dans les stalags quand des équipages, dans le meilleur des cas, ont été faits prisonniers après évacuation en parachute. On note au passage la pseudo-neutralité de la Suisse en la matière…
Les 810 pages se dévorent rapidement. Au niveau de la traduction, le passionné d’aviation trouvera peu d’erreurs même si, ici ou là, on peut parfois tomber sur « l’aileron de la queue » pour la direction du B-17, une mitraillette en place d’une mitrailleuse, ou un Mustang « à longue portée » (comprendre autonomie…), voire un B-17 larguant… 500 tonnes de bombes
(p. 641), ce qui fait beaucoup à moins qu’il s’agisse du chargement de plusieurs boxes car le leader déclenchait souvent le largage d’un grand nombre d’appareils autour de lui.
L’avant dernier chapitre ouvre le débat sur la justification du bombardement stratégique aux résultats plus que douteux – plus de 50% de pertes parmi les équipages – les conséquences psychologiques sur la population civile ennemie étant souvent plus élevées que les dommages des objectifs militaires, surtout après des bombardements de terreur tels que pratiqués par la RAF de « Bomber » Harris, stratégie écartée par les Américains jusqu’à ce qu’ils suivent cette doctrine à partir de fin 1944 en dévastant plusieurs villes, de Dresde à Berlin. Il s’agit alors d’accélérer la fin de la guerre pour éviter que l’armée soviétique ne pénètre trop en Allemagne car la future Guerre froide est déjà sous-jacente. ♦♦♦
Photos © USAF
– Les maîtres de l’air, par Donald L. Miller, Michel Lafon Poche, 810 p, 9,90 €.