La biographie du général Paul Stehlin, du pilote de D-520 en 1940 à l’homme politique des années 1970.
Pour qui s’intéresse de près aux prémices de la Seconde Guerre mondiale, à la bataille de France et à l’armée de l’Air des années 1945 à 1960, le nom de Paul Stehlin n’est pas inconnu. Engagé dans l’armée de l’Air à la fin des années 1920, ce pilote a eu un parcours atypique, riche en événements. Passionné de pilotage, il se retrouve à partir de 1935 en Allemagne, comme attaché de l’Air adjoint auprès de l’ambassadeur, sa maîtrise de la langue allemande (il est Alsacien d’origine…) l’ayant fait retenir pour ce poste. Il participera ainsi à la fameuse conférence de Munich…
Remplissant son rôle d’officier de renseignement, il assiste ainsi à la montée en puissance de l’armée allemande et notamment de la Luftwaffe, et ce, en étant aux premières loges. Il a en effet entamé une relation serrée avec la soeur de Goering… Ce dernier et d’autres pontes de la Luftwaffe vont se servir de Paul Stehlin comme d’un « agent » en lui faisant visiter les usines aéronautiques (la production modulaire du 109 n’a rien à voir avec la production artisanale du MS-406…), notamment aux côtés de Charles Lindbergh, et aussi en le laissant survoler le territoire allemand près des frontières tchécoslovaques où la Wehrmacht se prépare à l’attaque. On lui dévoilera même le plan d’attaque prévu de la France !
L’objectif recherché par les Allemands est de faire passer l’idée qu’il serait illusoire d’affronter l’Allemagne. Le jeune attaché de l’Air fera remonter toutes ces informations mais ses messages n’arriveront pas à franchir toutes les marches hiérarchiques vers les décideurs, même si dès 1938, le général Vuillemain a reconnu que la France serait balayée en moins de 15 jours si un conflit voyait le jour face à l’Allemagne. Les rapports du jeune capitaine ne seront même pas lus… Dès les années 1937-1938, la débâcle de 1940 était ainsi déjà gravée dans le marbre.
Retrouvant un cockpit de chasseur, Paul Stehlin participe à la campagne de Norvège puis de France en 1940, commandant le groupe de chasse GC III/6 Roussillon, avant que l’armistice ne soit signé. Il est alors affecté à l’état-major, participe à l’entrevue Hitler-Darlan. Il sera finalement écarté par ce dernier à la demande des Allemands. Capturé en 1941, il s’évade et rejoint l’Afrique du Nord, en poste au GC I/4 à Dakar. Il participe au débarquement allié en Afrique du Nord, se rapprochant ainsi des Américains tout en coordonnant les liaisons militaires avec le général de Gaulle.
Son excellente maîtrise de l’anglais fait qu’en 1946, il est nommé attaché de l’Air à Londres. Il réussira au passage à récupérer gracieusement plusieurs dizaines de chasseurs anglais de première génération pour relancer l’armée de l’Air française. Officier brillant, au parcours déjà exceptionnel, il grimpe dans les différents échelons de l’armée de l’Air, colonel, puis général, chef adjoint de l’état-major, premier commandant des forces aériennes françaises d’Allemagne…
Il est ainsi mêlé de près aux questions de défense. Il participe au déploiement du Mirage III dans les unités, devient l’instigateur du programme industriel franco-britannique qui mènera à la production du Jaguar. Il finira par devenir chef d’état-major de l’armée de l’Air (CEMAA) de 1960 à 1963. Ses idées sont déjà bien connues. C’est un atlantiste convaincu, critiquant la force de frappe nucléaire française en comptant sur le bouclier nucléaire américain – des conversations sur le sujet avec Charles de Gaulle n’arriveront pas à convaincre ce dernier de faire évoluer sa stratégie.
Paul Stehlin est aussi un fervent promoteur d’une Europe de la défense, indépendante des Etats-Unis, à bâtir notamment avec l’Allemagne, et ce 15 ou 20 ans après la Dernière guerre. En 1963, limite d’âge oblige, il quitte l’armée de l’Air pour une carrière industrielle avant de se lancer, à 60 ans, dans le monde politique, notamment pour s’opposer en tant que député aux choix de De Gaulle en matière de défense.
En 1974, plusieurs pays s’apprêtent à renouveler leur flotte aérienne de combat (Belgique, Danemark, Norvège, Pays-Bas) pour remplacer le F-104 Starfighter. Toujours convaincu que seuls les États-Unis ont les moyens techniques, économiques et politiques de protéger l’Europe, Paul Stehlin prend parti pour les candidats américains, les General Dynamics YF-16 et Northrop YF-17 face au Mirage F1E. C’est par une note adressée aux principaux décideurs au gouvernement qu’il défend cette thèse, s’opposant au « système Dassault » jugé moins efficace et coûteux.
Diffusée dans la presse, sa note fait l’effet d’une bombe, Paul Stehlin étant accusé d’un acte de traîtrise de la part d’un ancien CEMAA quand ce n’est pas d’être totalement naïf face aux réalités politiques. Il est rapidement écarté de son parti politique, démissionne de son poste de vice-président de l’Assemblée avant d’être mis d’office à la retraite par le ministre de la Défense. Un mois plus tard, il regroupe ses idées pro-européennes et pro-atlantistes dans un ouvrage intitulé « La France désarmée ».
L’US Air Force a retenu le F-16 et les pays européens remplaceront leur F-104 par du F-16. Le candidat américain vaincu lors de ce pseudo « marché du siècle » sera finalement « récupéré » par l’US Navy, transformant le YF-17 en F/A-18 Hornet. Le 6 juin 1975, alors que l’information sur sa rétribution comme consultant par Northrop depuis dix ans apparaît dans la presse, Paul Stehlin est renversé par un bus en traversant l’avenue de l’Opéra, à Paris. Il meurt le 22 juin des suites de ses blessures.
Cette carrière mouvementée est contée par Matthieu Gantelet avec un texte dense et quelques photos. L’auteur retrace le parcours de Paul Stehlin, avec son double engagement (militaire et politique) et explique le contexte de l’époque, dans une période dominée par les questions militaires au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Il explique comment d’autres choix que ceux qui ont été faits étaient possibles et souhaités par l’ancien CEMAA.
Quarante-cinq ans plus tard, il est aisé de commenter cette « affaire Stehlin ». Sur les avions, Paul Stehlin avait totalement raison. Même à l’état de prototypes, les YF-16 et YF-17 inauguraient une nouvelle ère, celle des commandes de vol électriques aujourd’hui présentes sur tous les avions de combat modernes. La technologie américaine était bien novatrice.
Le F-16 est toujours opérationnel de nos jours, à coup de multiples évolutions de la cellule et du système d’armes. Il en est de même pour le F/A-18 Hornet. Le F1E (E pour Europe), avec un réacteur Atar 9K50 pour doper ses performances, ne pouvait affronter la concurrence américaine avec ses commandes mécaniques. Marcel Dassault le savait, lançant aussitôt le programme du Mirage 2000.
Si dans les années 1960/1970, on peut comprendre l’approche très atlantiste de Paul Stehlin alors que règne encore la Guerre froide et donc la menace soviétique sur l’Europe de l’Ouest, parfois « gonflée » par les services de renseignement américains dans l’intérêt des budgets militaires, de nos jours, on ne peut que se féliciter du maintien d’une indépendance nationale, afin de garder un savoir-faire, si ce n’est une totale liberté d’action. D’où le développement du Rafale après le Mirage 2000, tout en ayant la possibilité d’une interopérabilité avec les porte-avions américains dans le cas du Rafale Marine…
La sophistication de la technologie américaine peut aussi avoir des effets pervers, comme le démontre le F-35 aux prises avec d’innombrables problèmes techniques que les ingénieurs de Lockheed-Martin s’évertuent à gérer depuis des années. Un commandant de l’US Air Force a récemment conseillé de laisser la « Ferrari » au garage pour ne l’utiliser que les dimanches, en extrême urgence, demandant plutôt le lancement d’un programme industriel visant à proposer un successeur au F-16.
Les derniers présidents américains (de Bush à Trump) ont bien montré que les Etats-Unis font peu de cas des pays qui ne les suivent pas dans leur stratégie de « guerre sans fin » destinée à alimenter le complexe militaro-industriel déjà pointé du doigt par Dwight Eisenhower lors de son départ de la Maison Blanche… La première guerre d’Irak a été révélatrice en la matière vis-à-vis de la France. Ces dernières années, la protection de l’Europe par le bouclier nucléaire américain a déjà été remise en cause à plusieurs reprises par les dirigeants américains lors de discours. Bref, au-delà des polémiques sur « l’affaire Stehlin », ces débats restent toujours d’actualité… ♦♦♦
– Du militaire au politique : une biographie du général Paul Stehlin, 1997-1975, par Matthieu Gantelet, La Documentation française, Centre des études stratégiques aérospatiales. 265 p. 10,00 €.