Ou le début mondial de l’aviation de loisir raconté par Jean-Philippe Chivot après une plongée dans les archives !
Nous sommes en 1922 soit quatre ans après la fin de la Grande guerre… La disparition des commandes militaires met à mal les constructeurs d’avions. Le grand motoriste Clerget est en faillite et le constructeur Farman doit apurer ses impôts du temps de guerre. Il se lance alors dans l’aviation privée et dès 1919 propose le premier avion de tourisme au monde, le Sport Farman FF65.
Le Farman FF65 (FF pour Frères Farman) est un biplace en tandem dont le prototype, motorisé par un moteur rotatif Le Rhône 9Z de 60 ch, fut baptisé David par opposition à l’imposant Farman Goliath. Après des essais officiels en 1920 à Villacoublay, le FF65 Sport fut produit à 34 exemplaires qui ne trouvèrent que difficilement acquéreur. Le prix du Sport Farman est de 25.000 Francs en 1922 soit environ 30000 €.
110 km /h en croisière pour 140 km/h de vitesse maximale, 50 km/h au décrochage, 190 km de distance franchissable… la version de série fut équipée d’un moteur en étoile Anzani de même puissance. Il fallut attendre le De Havilland cCirrus Moth (1926) pour voir apparaitre en grande Bretagne une véritable aviation privée auprés de jeunes aristocrates anglais désoeuvrés assoifés de sensations fortes.
Il faut alors faire connaitre cette nouvelle activité et donc organiser une campagne de communication… Pierre Etienne Flandin, récent président de l’Aéro-Club de France, futur ministre de la IIIe République, et Maurice Farman décident au début de 1922 d’organiser le premier rallye aérien de l’histoire : le « Rallye des 104 au km 104 ». Quelle merveilleuse idée mêlant le sport aérien, risques, plein air et technique, et le cercle mondain de ses passionnés, réseautage, bonne chère et jolies femmes !
Maurice Farman allant de Paris à Grandville par la route s’était ainsi arrêté à L’hostellerie du Bois Joly, au km 104 de sa route, à l’entrée dans le bourg historique de Tillières-sur-Avre. Il y avait rencontré ses propriétaires, les Pollack, qui possédaient de surcroit le château voisin de La Troudière, dont dépendait le vieux bâtiment de l’hostellerie, et leur avait parlé d’avions en campagne.
C’est donc un rallye d’agrément qui est organisé ce dimanche 18 juin 1922 pour les membres de l’Aéro-Club de France. Le principe retenu est de permettre à 104 participants de rallier, exclusivement par voie aérienne, le kilomètre 104 sur « la route nationale de Paris à Rennes ». La borne 104 se trouve à l’entrée de Tillières-sur-Avre, à proximité de l’Hostellerie du Bois-Joly, haute bâtisse normande toute en briques et colombages, cadre propice à « un excellent déjeuner suivi d’une matinée artistique » indique l’invitation.
M. Pollack crée pour l’occasion le premier petit aérodrome privé de l’époque et met ainsi à la disposition de l’Aéro-Club de France un large terrain d’atterrissage près de son château, terrain spécialement aménagé pour les avions des 104. Le terrain comprend deux trouées d’envol, l’une nord-sud de 415 m de long et l’autre est-ouest de 430 m. Il est bordé au sud par une plantation de pommiers. Aujourd’hui le château existe toujours, la ferme plus au nord est une casse auto et les champs de céréales ont remplacé pommiers et piste d’atterrissage.
Les participants, propriétaires de leur avion ou affréteurs d’un appareil à une compagnie de transports aériens, rallieront La Troudière avec leurs passagers avant midi en partant de n’importe quel aérodrome. Pour ceux qui n’ont pas d’avion, quatre Farman Goliath sont mis à leur disposition. Ceux-ci amèneront également les artistes parisiennes qui assureront le spectacle. En fait, la plupart des « 104 » décolleront de Toussus – quelques-uns partiront du Bourget – aussi l’itinéraire touristique du vol est établi à partir de Toussus.
Le Farman Goliath F60, avec ses deux moteurs Salmson de 260 ch, des 9-cylindres en étoile, peut embarquer jusqu’à 14 passagers. Le bimoteur croise autour de 135 km/h.
Des instructions nombreuses et détaillées sont remises à chaque participant : description du terrain assortie d’un plan, règles d’atterrissage et de garage des avions, conditions de débarquement des passagers, nature et horaires des renseignements météorologiques qui seront donnés le 18 juin.
L’Aéro-Club engage même les pilotes à procéder à une reconnaissance préalable soit par avion soit par automobile – l’Hostellerie du Bois-Joly les accueillera volontiers à un prix d’ami ! D’autre part, il n’est aucunement envisagé d’annuler le rallye pour cause de mauvais temps, il faudra donc montrer son savoir-faire quelles que soient les conditions… Une carte est remise aux participants avec la route aller et retour (en tirets) au départ de Farman-Toussus.
Le 18 juin à Toussus-le-Noble, les pilotes des Goliath attendent les passagers. L’Aéro-Club de France a réservé, au départ de la gare des Invalides, un wagon de 1ère classe pour les membres parisiens qui trouvent à leur arrivée, à Versailles, un autocar pour les mener à l’aérodrome Farman de Toussus-le-Noble. Les départs des quatre avions s’étalent de 9 heures à 11 heures du matin.
A La Troudière, les Goliath viennent s’intercaler dans le ballet d’avions de tourisme qui atterrissent sans incident, déposant bien des noms connus, « Vieilles tiges » ou membres de leurs familles, mécènes ou as de la Dernière guerre.
L’ambiance est à l’amusement et à la bonne humeur. Il s’agit d’offrir une journée d’agrément inoubliable et originale à des membres de l’Aéro-Club qui se sont inscrits avec enthousiasme. Le déjeuner à l’hostellerie du Bois Joly, premier déjeuner de pilotes d’un rallye aérien, a placé la barre bien haut, difficile à suivre de nos jours…
Ma femme m’a d’ailleurs informé que si je lui trouve un rallye aérien avec un pareil menu, elle se ferait une joie d’occuper une place passager ! En fait quatre constructeurs font partie des 104, Maurice Farman, Henri Potez, Robert Morane et Raymond Saulnier, chacun venant sur un avion de sa production.
Après le déjeuner viennent les remerciements au ministre, aux organisateurs et aux constructeurs d’avion. S’en suit un intermède musical et des danses dont voici le programme…
En fin d’après-midi, les convives vont à pied rejoindre chacun l’avion qui les a amenés, resté au « garage » en bordure des pommiers de l’aérodrome privé. Ci-dessous le F65 Sport Farman immatriculé F-ADFZ.
Le retour est une agréable promenade qui permet d’admirer de nouveaux paysages comme aime tant à le faire Maurice Farman. À 18 heures, les avions des « 104 » sont rentrés à Toussus. Ce fut bien la journée des Farman, celle des quatre gros « Goliath », transporteurs de passagers, et celle des petits « David », premiers biplaces privés de tourisme dont le prix, 25.000 francs de 1922, correspond à celui d’un bel ULM 3-axes actuel.
Les rallyes aériens
Dès 1909 il y eut des meetings d’aviation destinés à montrer à un public non averti des machines en vol. Cependant le « Rallye des 104 au km 104 » fut le premier rassemblement au monde de pilotes et de passagers d’avions civils en campagne. Son succès fut immense… L’Aéro-Club de France organisa une suite, en juin 1923, au Touquet, les avions se posant sur le terrain d’alors situé à Berck-sur-Mer. On invita des lords anglais, on logea les participants dans des palaces et pour corser la réunion, on fit jouer des volontaires au « golf aérien », jeu qui, à ma connaissance, n’eut aucune suite.
Le joueur grimpait dans un biplan à Berck, nanti d’un petit sac de farine. Son pilote décollait et allait survoler à très basse altitude le terrain de golf du Touquet où le caddie du joueur, avec fanion et sac de golf, faisait signe à l’avion. Le pilote effectuait alors un passage bas sur le trou et le joueur jetait son sac de farine le plus près possible du trou. Le caddie venait alors marquer la tache de farine avec le drapeau du joueur. Après l’atterrissage, une voiture amenait les joueurs au golf du Touquet où ils pouvaient placer leur balle sur la tache et terminer approche et putting. Le règlement ci-dessous prouve la réalité de cette compétition…
L’Aéro-Club de France arrêta ensuite son organisation de rallyes et se mit à subventionner allégrement fêtes aériennes et meetings, où le spectacle aérien pour un public ignorant l’aviation en était la finalité. Puis le spectacle aérien lassa car les programmes se ressemblaient et les passages rapides d’avions bruyants ne soulevaient plus les foules trop habituées aux films à reconstitutions numériques ou aux vues de drones…
La fin des rallyes
L’aviation de loisir est devenue une aviation de loisir partagé, c’est-à-dire une aviation de vols du samedi entre les courses et l’heure de tennis des enfants. Les oisifs aisés sont de moins en moins nombreux et les rejetons de la jet-set vont d’un resort à l’autre, à l’autre au bout du monde. L’avion léger n’a jamais été un moyen de transport familial. A l’interieur de l’Hexagone, quelle serait la clientèle d’un nouveau rallye aérien touristique des vins d’Anjou ou de la découverte de Millau et de son viaduc ?
Les rallyes qui attirent des avions venant de tout l’Hexagone ont disparu. Restent les balades en groupe d’avions pilotés par des membres d’une communauté : médecins, architectes, oenophiles, fanas d’un type de machine, etc. qui partent tous d’un même point pour y revenir le temps d’un week-end. Pour remplacer les rallyes, organisons donc, comme les hirondelles, des vols de groupe… ♦♦♦ Jean-Philippe Chivot
Illustrations via l’auteur