Du constructeur Lockheed au groupe industriel Lockheed-Martin.
Le 17 janvier 1961, le président des Etats-Unis Dwight D. Eisenhower, sur le départ, adressait un dernier message télévisé à ses concitoyens. Il les mettait notamment en garde contre la montée en puissance du complexe militaro-industriel et son influence sur la société. Soixante ans plus tard, le diagnostic du seul général devenu président des Etats-Unis au 20e siècle, et de l’ex-responsable du Débarquement de juin 1944, semble devenu réalité à lire William Hartung.
Ce dernier a pris pour exemple le groupe industriel Lockheed-Martin, première société américaine et donc mondiale en matière de défense et de sécurité. On est loin des premières sociétés aéronautiques créées dans les années 1910-1920 par les frères Allan et Malcolm Loughead qui allaient changer leur nom en Lockheed pour en faciliter la prononciation. Après différentes faillites et récréations de sociétés, le nom de Lockheed commença à se faire un nom avec l’arrivée au bureau d’études d’un certain Jack Northrop. En découlera la sortie du gracieux Vega, médiatisé par un Charles Lindbergh peu après son New-York-Paris.
La crise de 1929 mettra à nouveau à bas l’aventure, les frères Lockheed jetant l’éponge tandis qu’un groupe de financiers relance en 1934, à Burbank, Californie, une nouvelle société sous le nom de Lockheed Corporation. Les nouveaux dirigeants s’orientent rapidement vers les marchés militaires, plus lucratifs avec notamment la livraison de 200 bimoteurs Hudson à la Royal Air Force. Certains de ces appareils mèneront quelques années plus tard des missions de dépose et de reprise d’agents de la Résistance en France occupée.
La société va prendre son essor durant la Seconde Guerre mondiale avec notamment la production de plus de 10.000 modèles P-38 Lightning. Ce tremplin servira à développer de nouveaux modèles dont notamment le premier biplace d’entraînement à réaction (T-33) et le premier chasseur à réaction opérationnel (P-80) pour l’US Air Force. Si le constructeur a tenté de rester dans la course de l’avion de ligne – des Constellation renvoyés au musée par le Boeing 707 au Tristar – l’orientation militaire sera rapidement confirmée.
Avec les Skunk Works de Kelly Johnson, répondant notamment aux attentes du Pentagone et de la CIA avec la conception des U-2 et SR-71, la production des autres programmes seront souvent émaillés de scandales, avec corruption, pots-de-vin ou dessous de table. Ce sera notamment le cas avec la diffusion du F-104 Starfighter au niveau des pays européens. Ce sera également le cas avec le C-5A Galaxy, le gros-porteur dont les coûts de développement exploseront sans que l’US Air Force ne s’en plaigne. Au contraire, ces dépassements étant payés par les contribuables, l’US Air Force fera tout pour assister le constructeur lors des enquêtes, rapports et débats sur le sujet.
Un cran supérieur sera passé en mars 1995 avec la fusion entre Lockheed et Martin-Marietta (spécialiste des lanceurs spatiaux) pour former la Lockheed Martin Corporation. Les acquisitions seront nombreuses avec des sociétés dans le domaine de l’électronique ou le constructeur d’hélicoptères Sikorsky. Les domaines d’activité deviennent multiples.
Lockheed Martin produit ainsi des satellites espion, aide le Pentagone à collecter les données personnelles des citoyens américains (voire d’autres pays…), produits des drones furtifs et des bombes à fragmentation mais travaille aussi pour le ministère des Finances ou le système de statistiques du gouvernement sur la population et l’économie. Le groupe est le premier « contractuel » pour le Pentagone. Ses avions de combat, du F-16 (ex-General Dynamics) aux F-22 et F-35 ne représentaient que 20% de son chiffre d’affaires en 2008.
Cette présence industrielle dispersée sur le territoire américain a augmenté le pouvoir du groupe sur le milieu politique, avec la menace de licenciements dès qu’un programme militaire n’est pas confirmé ou financé pour un développement supplémentaire. Les sénateurs des nombreux Etats concernés sont alors les premiers à monter au créneau pour défendre les intérêts de leurs concitoyens et ceux de Lockheed Martin.
Il faudra ainsi toute la ténacité du secrétaire d’Etat à la Défense d’Obama pour mettre fin au programme du F-22 Raptor, initialisé dans un contexte de Guerre froide et non adapté aux menaces actuelles. Il est vrai que l’abandon de la production du F-22 chez de nombreux sous-traitants s’est fait sans trop de douleurs, le chasseur étant aussitôt remplacé par l’arrivée du F-35 Ligthning II, l’appareil le plus coûteux de l’arsenal américain.
Un programme en effet où les retards du calendrier se sont accumulés à coups de multiples « bugs » techniques qui s’accumulent d’année en année. Si le programme reste controversé outre-Atlantique, il est désormais trop tard pour faire marche arrière car Lockheed Martin est « too big too fail ». Différents pays sont impliqués dans le programme dont l’issue sera assurément coûteuse pour les contribuables mais positive pour les bénéfices du groupe. Un constat qui pousse l’auteur à indiquer que cette hégémonie de Lockheed Martin influence l’avenir de la démocratie, comme s’en inquiétait Ike Eisenhower en 1961. Car la logique d’un tel groupe est de toujours croître et produire, ce qui impose les guerres « sans fin » déclarées depuis des décennies par les Etats-Unis.
Assurément un ouvrage qui a peu de chance d’être présenté dans les revues et médias traitant de l’industrie aéronautique… ♦♦♦
Photos © USAF (ouverture : Ronald Bradshaw)
– The Prophets of war. Lockheed Martin and the making of the military-industrial complex, par William Hartung (texte en américain), Nation Books. 320 pages.