Les ailes bizarres de l’histoire de France en 1940 avec l’aile Makhonine (en long) et l’aile Nenadovitch (en travers) passées en revue par Jean-Philippe Chivot.
Yvan Makhonine, né à Saint-Pétersbourg (Russie) en 1885 et mort en France le 9 juillet 1973, est un ingénieur et inventeur russe. Il est notamment l’inventeur du concept de l’aile à géométrie variable. Yvan Makhonine effectue ses études à l’Université polytechnique de Saint-Pétersbourg et crée dans cette ville, au début des années 1900, un bureau d’étude spécialisé en aéronautique.
Après la révolution d’Octobre, il propose toute une série de projets d’amélioration du réseau ferré et de développement de l’aviation. En 1920, il fait construire trois locomotives à moteur à essence entrainant une génératrice de courant électrique chargeant des accumulateurs récupérés sur des U-Boot. Les accumulateurs alimentaient des moteurs à courant continu.
Puis Yvan Makhonine se consacre à un ballon dirigeable, capable d’emporter environ 1.000 tonnes. Il pouvait être tiré par un avion, une automobile ou un torpilleur, embarquer 1.000 passagers et atteindre une vitesse de 100 km/h. La construction de ce dirigeable aurait dû être achevée le 1er mai 1921. Comme le financement d’un tel projet devenait impossible dans une Russie post-révolutionnaire, il décide à l’âge de 26 ans de quitter sa patrie et émigre en France en 1921.
Début 1922, Y. Makhonine, avec sa femme (la cantatrice Nathalie Ermolenko) et sa fortune, arrive dans notre pays, décidé à faire cadeau de sa nouvelle invention – un carburant remplaçant l’essence – à l’État Français. Pendant plusieurs années, de démonstrations en expertises, il fait fonctionner, avec son carburant et avec succès, tout ce qui est équipé d’un moteur à explosion, automobiles, camions, bateaux, avions, etc.
Le journal « Les Ailes » du 28 octobre 1926 résume la position de l’Etat auquel l’invention a été offerte : « Des essais paraissant concluants ont été faits en aviation avec le carburant Makhonine. Depuis de longs mois, on n’avait plus entendu parler du fameux carburant de l’ingénieur russe Makhonine qui, on se le rappelle, a fait don à à l’Etat de son invention. D’ailleurs, en même temps que ce geste provoquait une tapageuse publicité autour de son nom, M. Makhonine était considéré par beaucoup comme un simple fumiste ».
« Et, cependant, à un double point de vue, le carburant Makhonine présentait, pour notre aéronautique, un énorme intérêt. En effet, ce nouveau carburant, extrait du goudron de houille, pourrait être aisément produit dans notre pays. D’autre part, et c’est là le point qui nous intéresse tout particulièrement, ce carburant serait — paraît-il — absolument ininflammable ».
« Mais voilà, que justement, les qualités énoncées par l’inventeur étaient d’une telle importance que bien peu de personnes voulaient y croire et certains organismes officiels se refusaient même à en entreprendre l’essai loyal. Un article de l’Illustration, entièrement consacré aux expériences effectuées avec le carburant Makhonine, sous le contrôle et la direction du ministère de la Marine, est une véritable révélation ».
« Si les essais officiels se sont réellement passés tels qu’ils nous sont rapportés, on peut se demander pour quelles raisons, étant donné la formidable importance des résultats obtenus, notre Aéronautique ne poursuit pas, conjointement avec la Marine, la rapide mise au point de ce précieux carburant. Maintenant, après les expériences sévèrement contrôlées effectuées au Centre d’Aviation Maritime de Cherbourg, le doute ne semble plus permis. Ces expériences ont tout d’abord porté sur un moteur Hispano-Suiza de 180 ch qui, après avoir parfaitement tourné au banc, fut monté sur un hydravion Schreck FBA ».
« L’appareil piloté par le lieutenant de vaisseau Durand, accompagné du chef de centre, le capitaine de corvette Pieri, a évolué normalement. D’autres essais furent effectués avec des Latham, des automobiles de tourisme, des camions et des chasseurs de sous-marins : ils ont tous été des plus concluants. Tout « truquage » était — paraît-il — impossible. Des ingénieurs avaient été détachés par le Ministère de la Marine pour assister à Saint-Maur, chez l’ingénieur Makhonine, à la préparation de son carburant. Des prélèvements étaient effectués et les bidons, qui les contenaient, plombés. Avant et après chacune des expériences que nous avons rapidement énumérées, des prélèvements étaient également effectués »…
Nda : ceci me rappelle l’affaire des avions renifleurs, pseudo-invention de 1975 sous Giscard.
L’aile Makhonine
On pourrait écrire des livres sur ce qui se passa pendant ces années, et finalement tout s’arrête vers 1927 où Makhonine se retrouve pratiquement ruiné, après avoir très largement subi le sort de beaucoup d’inventeurs. Or, après avoir consacré sa fortune à promouvoir son carburant, Makhonine a une autre idée : l’aile téléscopique à géométrie variable par coulissement des parties extrêmes de l’envergure.
Pour améliorer les performances au décollage d’un avion, Yvan Makhonine eut l’idée d’augmenter la surface alaire de l’aile en augmentant son envergure, en faisant « coulisser » deux sections d’aile symétriques. L’envergure de son avion passait ainsi de 13 à 21 m, et la surface portante de 19 à 33 mètres carrés (+75%). Il espérait ainsi obtenir une faible vitesse de décollage à grande envergure et une vitesse de croisière élevée à petite envergure. Dans le chapitre intitulé « L’école des noeuds ou le musée des horreurs » (« Histoire des essais en vol », par Louis Bonte, Docavia), le pilote d’essais Jacques Lecarme parle du « Trombone » pour expliquer le concept de l’aile Makhonine, avec une manivelle.
Voici un schéma du mécanisme d’extension : la partie mobile de l’aile (5) coulisse sur des roulements (13) tandis qu’une chaine (8) entrainée par un moteur pneumatique (6) tire l’aile coulissante vers l’extérieur ou l’intérieur. Le saumon de l’aile fixe (15) est renforcé.
Bien entendu, quand l’aile est porteuse, le glissement devient presque impossible. Le changement d’envergure ne peut donc pratiquement se faire qu’au sol. Le 11 août 1931, au Bourget, le pilote Gaston Durmont faisait effectuer son premier « roulage au sol », puis son premier vol à l’avion M10.
Le Makhonine M10 était construit en bois, pesait environ… 6 tonnes, avait un train fixe caréné et était équipé au début d’un moteur Lorraine de 450 ch. Malheureusement pour Makhonine, les lois de l’aérodynamique étaient encore mal connues, et les résultats ne furent pas à la hauteur des espérances. L’extension des ailes provoquait une augmentation importante de « l’allongement de l’aile » (rapport de l’envergure sur la profondeur de l’aile), qui passait de moins de 9 à près de 14.
On sait maintenant que cette valeur de l’allongement a une influence directe sur les performances d’une aile (avion Hurel-Dubois des années 1950), et la surprise fut grande de constater que l’avion volait mieux et plus vite ailes étendues que rétractées. Par ailleurs personne ne se risqua en vol à faire varier l’envergure. La maniabilité ailes déployées était faible car les ailerons étaient installés sur les parties fixes de la voilure, près du fuselage. Makhonine équipa ensuite en 1934 son avion d’un moteur Gnome K14 de 800 ch, espérant obtenir des résultats plus probants à vitesse plus élevée. Il n’en fut rien et les essais furent abandonnés.
Pourtant en 1945, profitant du désir général de relancer une industrie aéronautique française, Y. Makhonine parvint à faire construire une version évoluée de son avion de 1931, le Mak 123, un quadriplace de 10 tonnes à moteur récupéré BMW de plus de 1.000 ch. Cet avion étrange, car un des seuls quadriplaces de l’histoire à avoir ses quatre places en tandem, termina sa carrière en 1947 à son premier décollage, dans un champ, en bout de piste de Toussus-le-Noble.
L’aile Nenadovitch
Miroslav Nenadovitch était un ingénieur serbe ayant émigré en France dans les années 1920. Il travaillait en 1934 au laboratoire d’aérodynamique de Saint-Cyr et publia, en 1936, une thèse expliquant l’intérêt d’avoir sur un avion deux ailes sur un même plan mais légèrement décalées, l’aile arrière étant très proche de l’aile avant. L’ensemble fonctionnait en principe comme une seule aile de grande profondeur ayant une fente en son milieu.
A cette époque, un jeune de 20 ans passionné d’aviation, André Starck, s’associait avec un menuisier pour réaliser des hélices pour « Pou-du-ciel » avion alors en construction chez de nombreux amateurs. André Starck apprit à piloter, constata les défauts du Pou et tomba sur la thèse de Nenadovitch qui décrivait quelque chose qui s’approchait de l’étrange voilure du « Pou-du-ciel. En 1938, il dessina les plans de son AS20, premier avion à aile Nenadovitch.
Au même moment, l’ingénieur Maurice Delanne travaillait en collaboration avec l’Arsenal Aéronautique sur un programme de chasseur de reconnaissance. Ayant lu la thèse de Nenadovitch, il décida de l’appliquer à son projet. Sur le papier, la formule devait permettre à l’avion de disposer d’une maniabilité et d’une stabilité hors du commun pour un chasseur de l’époque.
Le programme, alors connu sous le nom d’Arsenal-Delanne, était lors de l’entrée en guerre en septembre 1939 considéré comme un des plus prioritaires par le ministère de la Guerre. Si bien que l’avionneur se vit proposer des aides financières équivalentes à celles dont bénéficiait Marcel Bloch pour son MB-700, un programme dérivé du chasseur MB-152. Arsenal retint Hispano-Suiza pour la motorisation de l’avion qui reçu la désignation finale d’Arsenal-Delanne 10-C2.
Mais la défaite française de 1940 et son annexion par le IIIème Reich entraina une récupération du prototype par la Wehrmacht puis, quelques semaines plus tard, par la Luftwaffe. À cette époque le Delanne 10-C2 était quasiment terminé. Les ingénieurs français durent travailler sur l’avion sous le contrôle des Allemands. En effet, ceux-ci étaient très intrigués par cet étrange appareil pour lequel les Français avaient tant d’estime. Or l’avion n’avait toujours pas quitté le sol. Les ingénieurs du RLM (le ministère nazi de l’Air), affectés au 10-C2, décidèrent de modifier en profondeur la verrière de l’avion.
Le Delanne 10-C2 se présentait alors sous la forme d’un monomoteur biplace biplan à ailes Nénadovitch et à train d’atterrissage fixe, disposant d’une roulette de queue. Il avait un moteur en ligne Hispano-Suiza 12Y-Crs identique à celui du chasseur Dewoitine D-520. Son armement prévu résidait principalement en un canon de calibre 20mm et en quatre mitrailleuses de 7.5mm. Le pilote et l’observateur-mitrailleur étaient installés en tandem, ce dernier ayant la possibilité d’incliner son siège vers le bas.
Le prototype réalisa son premier vol le 11 octobre 1941 sur le terrain d’aviation de Villacoublay. Lors de ce vol, les qualités espérées par Paris furent très loin d’être atteintes. En effet, l’avion était extrêmement instable, difficile à piloter et, de surcroit, son pilote disposait d’un champ visuel quasi inexistant. L’armée de l’Air de Vichy décida de ne pas donner suite au programme mais l’Allemagne nazie voyait la question sous un autre oeil, si bien que l’Arsenal-Delanne 10-C2 prit le chemin de l’Allemagne à bord d’un train afin d’être étudié par le célèbre ingénieur Richard Vogt.
Les deux autres vols qui y eurent lieu permirent à l’ingénieur de comprendre le fonctionnement du domaine de vol des ailes Nénadovitch. Cela permit à Vogt de répondre à certaines interrogations sur l’aérodynamisme de l’avion de reconnaissance Blohm und Voss Bv-141. Mais les équipes allemandes durent se rendre aux même conclusions que les Français : le Delanne 10-C2 était totalement impossible à piloter, et de surcroit dangereux. Le programme d’essais fut totalement stoppé en mars 1942. L’avion fut ferraillé sur place.
En 1941, les Allemands laissaient voler certains avions de construction amateur. A 28 ans, André Starck termina la réalisation de son AS-20 et le fit tester en vol par le pilote Maurice Finance. Conçu à partir de 1938, l’appareil effectua son premier vol le 23 octobre 1942. Ce fut la première manifestation de l’aviation de française de tourisme renaissante… Quelque mois plus tard , Maurice Finance tenta de rejoindre l’Angleterre dans un avion qu’il essayait, eut une panne moteur et se posa dans un champ. Ce qui sonna l’interdiction définitive de tout vol de pilote français sous l’occupation allemande…
Equipé d’un moteur Regnier 4D2 de 70 ch, André Starck espérait une vitesse de croisière de 200 km/h et un décollage par vent nul en 60 m. Après le premier vol effectué sous les couleurs allemandes, on ne sait si Andre Starck fut satisfait des performances. Sans autorisation de vol, il démonta l’AS-20 et dessina l’AS-30, une extension biplace de la machine qu’il ne put construire en temps de guerre.
Dans l’immédiat après-guerre, en revenant à une aile classique, il réalisa le monoplace AS-70 avec son petit moteur Salmson de 45 ch en étoile. Ce monoplace que j’ai piloté était un régal en l’air…
Persévérant dans la formule, André Starck dessina en 1973, soit quelque 30 ans plus tard, l’AS-27 01, un racer à aile Nenadovitch capable d’atteindre les 200 km/h avec un moteur Potez de 105 ch (avec le même moteur en quadriplace, le Robin DR-1050 atteignait les 210 km/h en croisière…).
En conclusion : « Bizarre, vous avez dit bizarre ? »
L’évolution de l’aviation comme beaucoup d’autres est darwinienne. Ce qui s’écarte de la lignée de l’évolution a plus de défauts que d’avantages et a peu de chances de durer. Ce qui fut le cas des ailes Makhonine et Nenadovitch. Ces deux ailes étaient plus couteuses à fabriquer que des ailes traditionnelles et les améliorations au vol auraient dues être substantielles pour compenser ce surcoût. Ce qui n’a pas été le cas, loin de là.
L’aile Makhonine aurait pu être testée dans une soufflerie grandeur dont une première fit son apparition en France dans les années trente. On aurait alors pu constater l’influence de l’allongement. Makhonine au courant des résultats, pas fou et très bon communicant, aurait alors certainement trouvé une autre idée à promouvoir. L’aile Nenadovifch était bien trop onéreuse à construire et les progrès des moteurs réduisirent à néant les faibles améliorations des qualités de vol qu’elle amenait. ♦♦♦ Jean-Philippe Chivot
Illustrations via l’auteur