64 jours en vol dans un Cessna 172, cela vous tente ?
Textron Aviation, le groupe industriel détenant la société Cessna Aircraft, a salué dernièrement les 65 ans du premier vol de son modèle Skyhawk. C’est le 12 juin 1955 que le prototype, extrapolé des précédents modèles déclinés à partir d’appareils multiplaces à train classique, a effectué son premier vol. Nous sommes dans les Trente Glorieuses, avec la croissance folle de l’après-guerre et plus de 1.100 appareils seront livrés durant la première année de production. Amélioré au fil du temps, tant au niveau de l’esthétique (dérive en flèche) que motorisation (injection) et instrumentation de bord (Garmin G1000 NXi), le Skyhawk toujours en production mais à des cadences désormais bien réduites, a désormais le cap de 45.000 appareils, un record pour l’aviation générale.
Le « One Seventy Two » bénéficiera d’un surcroît de publicité fin 1958 avec le record de durée décroché par deux Américains. Tous les précédents recordmen de durée sur avion léger sont d’ailleurs américains ! En mars-avril 1949, Dick Riedel et Bill Barris ont déjà tenu 32 jours en vol aux commandes de leur Aeronca Sedan baptisé « Sunkist Lady ». En août-octobre de la même année, toujours sur un Aeronca Sedan (« City of Yuma »), ils se font ravir le titre par Bob Woodhouse et Woody Jongeward avec 46 jours et 20 heures.
En 1958, entre août et septembre, c’est un Cessna 172 dénommé « The Old Scotsman » qui permet à Jim Heth et Bill Burkhart d’atteindre 50 jours et 18 mn en vol. 1.200 heures en une seule ligne sur son carnet de vol ! C’est ce record que Robert Timm et John Cook ont l’intention de battre en décollant en Cessna 172 (le N9217B baptisé Hacienda) en décembre 1958. Le 23 janvier 1959, ils atteignent le précédent record détenu depuis 123 jours par le précédent équipage et vont repousser la durée de 15 jours, finissant par atterrir le 7 février après 64 jours, 22 jours et 19 mn dans les airs !
Pour cela, le 172 fut modifié par Irv Kuenzi, le mécanicien associé à la préparation du record. Un an de chantier fut nécessaire, avec notamment l’arrivée d’un pilote automatique, un réservoir additionnel ventral (95 US gallon), une pompe électrique pour transférer du carburant dans les réservoirs d’ailes. Des modifications ont été apportées pour pouvoir changer en vol le filtre à huile et effectuer la vidange sans avoir à couper le moteur… L’accastillage intérieur fut supprimé, une porte repliable en accordéon remplaçant la porte droite.
Robert Timm contacta Continental Motors pour bénéficier d’un moteur « bien préparé » qui sera finalement un moteur standard sorti de la chaîne de production, remplaçant le 145 ch précédemment installé sur le Cessna malgré ses seulement 450 heures depuis sa RG. A la demande de Robert Timm, un système d’injection d’alcool a été mis en place pour alimenter les cylindres, supposé éviter l’accumulation de carbone dans les chambres de combustion De plus, un marchepied fut ajouté côté copilote pour faciliter les opérations d’avitaillement en vol à partir d’un véhicule. Un coin toilette fut installé en cabine.
Les premiers vols apporteront leur lot de réglages nécessaires tandis que le record a été repoussé à 50 jours par Heth et Burkhart. Des problèmes de soupapes sont notamment rencontrés et les délais s’allongent au grand désarroi de Robert Timm. Finalement, Irv Kuenzi dépose le « nouveau » moteur et remet en place « l’ancien », déconnectant discrètement le système d’injection d’alcool qu’il n’approuve pas. Le Continental tournera ainsi 1.559 heures continues durant le record sans se plaindre…
Entre-temps, Robert Timm s’est séparé de son premier copilote. John Wayne Cook remplace ce dernier. Pilote et mécanicien, comme Robert Timm (pilote de bombardier durant la Seconde Guerre mondiale) il a volé pour la Trans World Airlines et a participé au chantier de transformation du 172 au sein de Alamo Aviation, à Las Vegas. Tout en relayant Robert Timm aux commandes durant le record, John Wayne Cook aura en charge notamment de laver le pare-brise en faisant une sortie « extra-véhiculaire » via la plateforme extérieure – le tout au grand plaisir des photographes de presse qui accompagnent parfois le 172 en patrouille.
Enfin prêt, l’équipage décolle donc le 4 décembre 1958 depuis l’aéroport McCarran à Las Vegas. La FAA a donné son autorisation pour permettre au Cessna de décoller à une masse supérieure à la normale, avec 160 kg additionnels. Pour éviter tout atterrissage clandestin, des bandes de peinture blanche seront apposées sur les roues de l’appareil à partir d’une Ford Thunderbird tandis que le 172 effectue un passage bas sur la piste de McCarran Field.
Pour les avitaillements, rendez-vous est pris au-dessus d’une route désertique de Californie, le réservoir ventral étant rempli en moins de 3 minutes de patrouille avion-camion. Le 172 peut embarquer 142 US gallons au total, imposant deux avitaillements par jour. Par radio, le planning sera parfois adapté en fonction des conditions météo. Les avitaillements de nuit ne sont pas simples, surtout par nuit sans lune, imposant un deuxième véhicule à une centaine de mètres devant le camion ravitailleur pour donner une référence visuelle à l’équipage du 172. Malgré cela, 128 avitaillements, jour et nuit, seront enregistrés.
Si les premiers vols ont eu lieu non loin de Las Vegas pour gérer un éventuel problème technique, la zone de vol sera par la suite étendue vers le sud, dans un secteur moins montagneux, en Californie et en Arizona. A Noël, l’équipage lance par parachutes quelques friandises aux enfants Timm…
Pour l’avitaillement des pilotes, tous les repas sont mixés et placés dans des thermos récupérés lors des avitaillements en carburant. Il en sera de même pour l’eau nécessaire à leur toilette, des serviettes de bain, dentifrice et autres équipements dont l’huile moteur. A bord, l’équipage passe le temps en lisant des bandes dessinées, en jouant ou en faisant quelques exercices.
Les pilotes se relaient toutes les quatre heures mais trouver le sommeil n’est pas simple. Le manque de sommeil, l’absence d’activité réellement physique, le niveau sonore du moteur et les tâches quotidiennes manqueront parfois de peu la catastrophe en passant trop près du sol, après un pilote assoupi aux commandes. Le pilote automatique Mitchell leur a ainsi sauvé la vie une nuit…
Quelques problèmes techniques ont été subis. Ainsi, la génératrice a rendu l’âme au 39e jour. À partir de cette date, le carburant du réservoir ventral a dû être pompé manuellement dans les réservoirs d’aile. Une génératrice entraînée par le vent relatif vut montée sur un hauban mais sans débiter suffisamment. Le 23 janvier 1959, ayant battu le précédent record, ils décident de poursuivre le vol le plus longtemps possible.
Quand ils se poseront le 7 février 1959, ils ont perdu la génératrice mais aussi les phares d’atterrissage, la jauge du réservoir ventral, la pompe électrique, le chauffage cabine, le tachymètre et surtout le pilote automatique… De plus, avec les chambres de combustion et les bougies chargées en carbone, la pleine puissance du Continental est réduite, limitant la reprise d’altitude à la pleine charge après avitaillement…
Quelle utilité pour ce genre de record ? Difficile à déterminer sauf à faire le « buzz » au service d’un sponsor. Pour ce record, ce sera ainsi au bénéfice de l’hôtel-casino Hacienda, implanté à Las Vegas en 1956. Ce casino sera remplacé en 1996 par le Mandalay Bay. Robert Timm s’occupant du suivi d’entretien des machines à sous à l’Hacienda avait ainsi proposé ce record au patron, Doc Bailey, ce dernier étant convaincu par l’importance de la publicité pour son établissement. D’où Hacienda Hotel peint en gros sur les flancs du 172 et une campagne de publicité qui reviendra à 100.000 dollars.
Pour éviter une connotation trop commerciale, le patron du casino annoncera que le record est prévu pour financer une fondation pour la recherche sur le cancer. Il embauchera un commentateur radio réputé pour gérer les opérations sol de l’opération. Un pari fut lancé sur la durée du vol, chaque citoyen pouvant y participer moyennant une participation financière avec un premier lot à 10.000 dollars.
Robert Timm, après avoir prouvé que l’aviation légère était sûre, reprit son travail à l’Hacienda. Durant deux ans, l’avion fut exposé dans le casino avant de rejoindre un propriétaire au Canada. Disparu en 1978, Robert Timm avait demandé à l’un de ses fils de retrouver le fameux Cessna. L’appareil fut retrouvé, ramené à Las Vegas, remis au standard du record et présenté désormais dans l’aéroport McCarran. John Wayne Cook poursuivit sa carrière de pilote avant de nous quitter en 1995.
Un record bien américain… ♦♦♦
D’après un article paru en 2008 dans AOPA Pilot