Vols VFR sur la côte normande en 1920, ou une petite page d’histoire ressortie de l’oubli par Jean-Philippe Chivot.
A la fin de la Première Guerre mondiale, il y avait en France 4.500 avions et environ 10.000 pilotes qui se retrouvèrent sans emploi du jour au lendemain. Certains pilotes parmi les moins fortunés ou les plus audacieux gagnèrent leur vie en faisant des vols de propagande à travers le pays avec du matériel réformé tel le biplace Nieuport 10.
Sur cet extrait de « La Vie aérienne », intitulé « Liquidations des stocks », on peut lire la légende suivante : « Il n’est pas de spectacle plus lamentable que celui que nous offrent les centres d’aviation où pourrissent pour plusieurs millions de matériel. Que d’argent est ainsi gaspillé alors que chaque jour ceux qui président aux destinées de la France nous répètent : Economisez ! ».
Profitant de l’infrastructure des grands aérodromes de guerre, hangars, carburant et mécaniciens, ces pilotes démobilisés organisent des tournées d’été dans les villes et lieux de vacances. Ils trouvent des financements locaux, via les maires et préfets. Ils font payer à leurs « passagers » (le mot « baptême de l’air » n’est pas encore inventé) une participation aux frais.
Comme les « barnstormers » aux Etats-Unis si bien décrits dans de nombreux films, ils ne roulèrent ni ne volèrent sur l’or bien qu’un biplan perdit ces années lors d’un vol Londres-Le Bourget son chargement d’or près de la ville d’Eu… La revue hebdomadaire « La Vie aérienne » de Jacques Mortane, en date du 4 septembre 1920, décrit la tournée de propagande aéronautique d’un pilote sur la côte normande, la plus proche du Bourget, au mois d’août 1920. En voici le contenu…
Tribulations d’un aviateur qui veut gagner sa vie
« Voici l’interview d’un très modeste pilote qui revenait d’une tournée d’exhibitions sur les plages où il avait été chercher à gagner sa vie. Ses aventures tragi-comiques sont un véritable vaudeville : elles montrent que chez nous, l’on n’encourage pas encore d’une façon générale l’aviation et qu’on néglige vraiment un peu trop les intérêts des pilotes.
Un Nieuport 10 des surplus de l’armée, tel d’évoqué dans cet article. Le biplace est équipé d’un moteur rotatif Clerget de 110 ch le propulsant à 160 km/h.
Mais voici les faits, je laisse l’aviateur parler, il le fera avec l’argot du métier et avec l’esprit bien français de nos petits mécanos devenus aviateurs…
« Mon voyage, ah ! mon vieux, ne m’en parle pas. Tu veux des tuyaux, soit. Voici : le 1er août, je suis parti par le train pour Mers où je comptais faire du passager, afin d’organiser ma petite affaire. J’arrive avec un peu de retard – naturellement (Ndlr : 3h30 de train en 1920, 3h00 un siècle plus tard, vive la SNCF !). Je saute sur le maire. Homme charmant : « Vous voulez faire du passager, hem… Vous voulez faire un meeting, hem… Vous savez, la municipalité n’a pas d’argent. Mais, je dois vous dire que je m’intéresse à l’aviation oui, oui. Beaucoup, mais que voulez-vous ?
– Qu’à cela ne tienne, Monsieur le maire, je me débrouillerai tout seul, je ferai du passager entièrement à mes frais. Mais où y a-t-il un terrain ?
— Un terrain, ah ! au milieu de la ville.
Nous nous y rendons, terrain exigu. Impossible…
Ci-dessous le terrain proposé à Mers-les-Bains, en 1920…
– « Eh ! bien, me dit le maire, vous atterrirez sur la plage, voilà tout : je mettrai à votre disposition des gendarmes et les agents pour le service d’ordre ».
Parfait. Voilà un maire épatant, mon affaire de Mers est réglée, allons à Cayeux pour organiser une seconde exhibition. Là j’obtiens toutes les autorisations nécessaires, ça va gazer : mais les paysans auxquels je demande de m’indiquer un terrain me disent : « Vous n’y pensez point, c’est bon pour les fous vos machines, eh ben… eh ben, et nos « vaques » ! vous les tuerez, allez vous-en ».
Autant pour moi. Rien à faire à Cayeux, nous allons tenter le coup à Mers, je file à Paris chercher mon zinc avec mon mécano et par la voie des airs nous voici revenus après une panne sans importance. Nous atterrissons à Ault, où un terrain propice nous attend, nous irons à Mers après. Inutile de te dire que j’étais absolument en règle avant de partir avec le service de la navigation aerienne pour les autorisations ainsi qu’avec les maires, les préfets et les sous-préfets. Mais oui, mon petit vieux, il faut tout cela pour pouvoir voler. Bref, passons. Nous voici à Mers le 10 août, à 14 heures. Là, quinze jeunes gens installent bénévolement le service d’ordre : le terrain est déblayé, All right. J’arrive, exhibition, j’atterris. Tout le monde se précipite, le service d’ordre est débordé.
Le Nieuport sur la plage de Mers le 10 août 1920
Bientôt quatre mille personnes sont là piétinant le sable humide… ça devient mouvant, l’avion s’enfonce. Hue ! On le tire et on le met sur un endroit à peu près sec ! Les passagers me demandent à monter : terrain mouvant, service d’ordre débordé, rien à faire. Avant de mettre les voiles avec difficultés, je fais savoir au public qu’à Eu je donnerai un nouveau meeting et emmènerai des passagers. En attendant je vais me renseigner sur la ville d’Eu et ses environs.
Un de mes amis me dit en me voyant arriver : « Les autorités des plages d’où tu viens sont affolées : penses donc, en vertu d’une décision de l’année 1913 il te faut des cordes pour entourer tout terrain d’aviation où tu voudras voler, un service d’ordre à tes frais, et le dépôt d’un cautionnement de 500 Fr pour garantie » (Ndlr : 700 € en 2020). Rien que cela ! (Ndlr : un siècle plus tard rien n’a changé). Une paille ! Dans ma cervelle en ébullition, je calcule encore qu’il me faut payer l’essence, l’huile, le garage, l’hôtel, que sais-je et puis il faut bien manger. Bon Dieu ! Quels frais ! L’argent de mes passagers ne va jamais me suffire pour couvrir tout cela, je songe à la casse toujours possible. Dans ce cas-là c’est le plongeon d’où l’on ne revient pas. Je commence à croire qu’il faut être millionnaire pour faire de l’aviation.
Enfin ! j’étais à Eu, il fallait voler, c’était promis. Le sous-préfet vient me trouver et me dit à brûle-pourpoint : « Jeune homme, quand vous avez atterri à Mers, j’ai tremblé, non pas pour vous, mais pour le maire, pensez donc s’il y avait eu accident, il était poliment débarqué alors ». A quoi je répliquai : « Si j’ai volé c’est que je me sentais capable d’éviter un accident ». L’on ne trouva rien à me répondre. Bref, il m’était impossible de voler à Eu. Le lendemain de ce jour mémorable, j’allai trouver M. Bignon, maire de la ville d’Eu et député ! Il me reçut le plus gracieusement du monde et me facilita l’atterrissage sur le terrain d’aviation d’Eu.
Enfin ! Le terrain est petit, mais bah ! l’on s’arrangera quand même ! A 7 heures du soir des jeunes gens bénévoles font un service d’ordre sur le terrain et je m’envole. A l’atterrissage j’aperçois une brave dame, je touche le sol et me prépare à éviter cette dame lorsque affolée elle se met à courir, revient sur ses pas, court encore, bref, je vois le moment où il va y avoir du vilain. Je braque à droite, j’évite la personne, un talus, l’avion capote et se retourne sur ses occupants : ton serviteur et son mécanicien ! (Ndlr : le Nieuport n’a pas de frein, seul le frottement de la béquille arrière sur l’herbe le freine. Par ailleurs le moteur rotatif fonctionne en tout ou rien, ralenti ou des gaz). Pas de veine ! Mais d’un autre côté de la chance : en effet, j’ai coupé l’essence qui coule à flots et inonde mon mécanicien, j’ai coupé, pas de feu. Nous nous dégageons.
La brave dame, au lieu de s’inquiéter de notre sort, bondit à l’église pour dire une prière à notre intention. Elle nous a enterrés vraiment un peu vite. Mon mécanicien inspecte l’avion, et les deux poings sur les hanches donne son opinion, la voici telle quelle : « Mince, le fuselage en a pris un vieux coup, pour les ailes et le moulin rien à dire, c’est intact ! ». La foule nous entoure, une dame nous demande si nous sommes fous de voler sur de pareilles machines, mon mécanicien prend encore la parole : « Mais, Madame, ces trucs-là ça arrive aussi en auto, on se rectifie sur la route comme dans les airs. Vous n’avez jamais vu d’accident d’automobile? Si. Alors ! Voyons il n’y a pas grand bobo, ne vous frappez pas ».
La dame ne répond rien, mais le bruit s’était déjà répandu au loin que nous nous étions tués et il ne fallait rien moins qu’une note dans les journaux pour « éclairer » les populations sur notre sort et leur apprendre que nous n’avions rien. Le lendemain après-midi, grosse foule pour venir voir l’avion blessé. Les commentaires vont leur train. Une Parisienne s’approche de nous et ignorant qui nous sommes, mon mécano et moi, nous lance cette phrase : « Dieu, quel accident ! J’espère que jamais de votre vie vous ne monterez dans de pareilles machines ! »
– Oh ! Madame.
Alors un petit bambin accroché à la main de la gracieuse Parisienne lui lance : « T’as gaffé, maman, le monsieur à gauche, c’est le pilote. et le monsieur à droite, c’est le mécanicien ». La dame pique un fard et nous interviewe, je me laisse faire. Je la persuade que l’accident ne fut pas grave, que des milliers de vols s’effectuent sans le moindre incident, bref je fais de mon mieux, la dame semble convaincue. Qui sait, un jour deviendra-t-elle une fervente de l’aviation. On ne sait jamais.
Enfin, morale de l’affaire : pas grand bobo et si la dame, cause de l’accident, était restée tranquillement à sa place, il n’y aurait rien eu. C’est l’avis des personnes présentes qui toutes me demandent de revenir voler, aussitôt mon avion réparé. Je me console : l’accident n’a pas fait de tort à l’aviation dans la région. Je rentrais à Paris, l’avion réparé et quelques jours après je me rendis par la voie des airs a Caen pour participer au meeting donné dans cette ville. Mal m’en prit, car une panne vint interrompre mon voyage. Je regagnais Paris et arrêtais là momentanément mes vols afin de laisser passer la « poisse ».
La « poisse », en effet, est tenace et il faut lui laisser le temps de passer avant de s’affronter à elle de nouveau. C’est une période de malchance qui s’agrippe sur vous. Dès qu’elle vous tient et jouer avec elle, c’est souvent jouer avec la mort. Or donc, de tous côtés, administration, arrêtés de lois, municipalités, « poisse » tout m’empêche de gagner ma vie. Mais heureusement je m’empresse d’ajouter que la période de guigne que je viens de traverser est d’une telle intensité qu’elle est très rare à observer. Jusqu’alors, jamais je n’avais eu d’accident, des centaines de vols avaient été effectués tant en temps de paix qu’en temps de guerre et je n’avais pas cassé un fil. Des voyages d’Allemagne en France après l’Armistice s’étaient faits sur du velours, des vols au Bourget, vols quotidiens avaient normalement gazé. Alors, alors, voyons, l’aviation ce n’est pas si dangereux que cela.
« Si tu veux mon avis – continua notre aviateur – il faut que les pouvoirs publics nous donnent toute facilité pour gagner notre vie, le métier est dur, il nécessite l’engagement de gros frais, de grosses avances. Lorsqu’on a un avion, il faut que l’on ait possibilité de s’en servir. L’aviation française ne peut vivre que si elle fait chaque jour des prosélytes de plus en plus nombreux, la répandre, c’est répandre la bonne parole et plaider pour la bonne cause. Les populations que j’ai traversées au cours de mon dernier voyage étaient toutes très favorables à l’aviation, elles ne demandent qu’à l’encourager. Que les pouvoirs publics les suivent dans cette voie et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes ».
Ayant ainsi parlé, mon ami l’aviateur alluma une cigarette. Il leva le nez en l’air et dans le ciel il regarda monter puis mourir les volutes de fumée. L’air était calme. « Beau temps pour voler dit-il, mais hélas ! » dans un hangar tout proche, son grand oiseau blessé recevait les soins du mécanicien qui, les mains pleines d’huile et tout en sifflotant la Madelon, remontait une hélice neuve et brillante impatiente d’envolées lointaines et de poétiques voyages ». ♦♦♦