Octobre 1927, l’Américaine qui voulait être le Lindbergh féminin…
Elle est une jeune pilote de 25 ans, actrice, belle et un peu foldingue. Cinq mois après Lindy, elle tente la traversée de l’Atlantique à bord de son Stinson Detroiter, échoue près des Acores, est ensuite reçue en grande pompe à Paris, a sa « Tickertape parade » à Manhattan, tourne un film et disparait des radars de la renommée. Elle s’appelle Ruth Elder, se marie 6 fois et s’éteint à 75 ans. Voici son histoire…
Mai 1927, deux ans avant la crise, Charles Lindbergh, le fou volant, accède instantanément à une gloire mondiale en traversant le premier l’Atlantique sans escales entre New-York et Paris, avec du caractère et beaucoup de chance. Du caractère, une jeune actrice américaine, toute jeune et pilote à peine brevetée, en a à revendre. Elle persuade alors son impresario et son instructeur de pilotage qu’elle peut être la « miss Amérique de l’aviation » en devenant la première femme pilote à traverser la mare en avion de New-York à Paris.
Sténodactylo, mannequin puis actrice, elle a gagné suffisamment d’argent pour se payer des leçons de pilotage en Floride. Son instructeur Georges Haldeman est un ancien lieutenant d’aviation devenu entre temps pilote professionnel, démonstrateur et agent commercial des avions Stinson. Le premier succès de Stinson est le Detroiter, puisque construit à Detroit, et vendu à près de 200 exemplaires jusqu’en 1929.
En juin 1927, Ruth Elder trouve le pilote confirmé du raid, pilote qui est bien entendu… Georges Haldeman. Elle trouve aussi son avion, le Detroiter, et l’argent du voyage, près de 15.000 dollars de l’époque, auprès d’un groupe d’industriels de la petite ville de Wheeling, près de Pittsburg.
Haldeman est le véritable organisateur de la traversée. Il a 29 ans et 10 ans d’expérience aéronautique. Il a su analyser la traversée de Lingbergh et il sait que tenter une traversée en suivant la route directe Roosevelt Field/Le Bourget est quasi impossible à partir de la mi-septembre. Il choisit donc l’itinéraire sud, par les Acores, certes beaucoup plus long mais bénéficiant de vents favorables et du beau temps…
Ruth Elder n’est pas la seule à vouloir être la « lady Lindy » dans cette folie féminine de survoler l’Atlantique. L’été voit disparaitre la princesse Lowenstein, qui avait financé sa traversée sur ses fonds propres. La veille de Noël 1927 voit s’abimer en mer, dans une tempête près de la Nouvelle Ecosse, Frances Grayson à bord de son amphibie Sikorsky S-36, avec ses trois compagnons dans lesquels figure le pilote norvégien Oskar Omdal qui accompagna Amundsen dans son vol vers le Pôle dont j’ai raconté l’histoire sur aeroVFR…
Haldeman fait acheter par Ruth, avec les dollars des industriels de Wheeling, un avion à son employeur Stinson.
Le Stinson Detroiter SB-1 a fait son premier vol en 1926. C’est un quadriplace à aile haute, équipé d’un moeur Wright Wirlwind J-5 de 220 ch, identique à celui du Ryan « Spirit of Saint-Louis », donc a priori très fiable. Il croise à environ 160 km/h, se pose à 75 km/h et, avec les 350 litres de ses deux réservoirs d’aile, peut parcourir près de 1.000 km. On remplace les sièges passagers par des réservoirs et on vérifie au cours des vols d’essai la consommation d’essence.
L’expérience du décollage acrobatique de Lindbergh avait fait installer sur l’aérodrome de Roosevelt Field un tremplin en bois destiné à en raccourcir la distance – ci-dessous, le Stinson Detroiter sur le tremplin de Roosevelt Field… Haldeman essaye de persuader Ruth de remettre le voyage au printemps suivant mais face à la concurrence qui se dessine, elle reste ferme sur la date de la mi-octobre.
On assure la « publicité » avec des photos, une semaine avant le départ…
Toujours avant le départ, ou comment se faire de la pub en comparaison des trois bananes emportées par Charles Lindbergh…
La traversée…
Aidé par le tremplin en bois au départ « l’American Girl » décolle de Roosevelt Field vers 13h00 le 11 octobre 1927 et met le cap sur la France à travers une première dépression pluvieuse située sur l’île de Nantucket. Contrairement à Lindbergh, les aviateurs disposent d’une radio rudimentaire émettant en morse.
Le Stinson rencontre dans les deux dépressions qu’il traverse des conditions givrantes sévères. Haldeman doit vidanger beaucoup d’essence pour maintenir l’altitude minimale. Il se met alors à suivre la route des bateaux allant vers Gibraltar, route indiquée sur sa carte, pour être récupéré lors d’un amerrissage forcé.
La carte ci-dessus montre la décision de Haldeman de changer de cap lorsqu’il comprend que la terre est inatteignable en respectant la route prévue avec la quantité d’essence restante.
A 300 km au large des Acores, le Stinson amerrit avec une fuite d’huile près d’un pétrolier hollandais d’environ 100 m de long, le Barendrecht. Ils ont parcouru près de 5.000 km en 36 heures de vol (29 heures soit 4.200 km au-dessus de l’eau constituent le record féminin pour l’époque) pendant lesquelles Ruth n’a tenu le manche qu’environ 9 heures.
Elle raconte les dernières minutes avant l’amerrissage dans un interview à l’Evening Herald :
« Ruth prenez les commandes, me demanda Georges, descendez, évitez les nuages et dirigez vous vers le gros bateau ». Georges se mit alors à pianoter sur la radio pour contacter le pétrolier. Il reprit les commandes et se prépara à amerrir en espérant que l’avion glisse sur l’eau. Ce fut presque le cas. Ils abandonnent l’avion à son triste sort, prennent un minimum d’affaires et montent à bord en laissant filer en mer les messages des sponsors dont voici un brouillon de texte.
Ces prospectus partis à la dérive dans l’Atlantique furent plus tard un sévère sujet de discussion avec les industriels de Wheeling…
Ruth Elder et Georges Haldeman lors des essaiss des combinaisons de survie avant leur départ…
L’aide à la navigation à la disposition de Georges Haldeman
Au cours des années 1920 et 1930, le Bureau hydrographique de la marine américaine a fourni à un certain nombre de tentatives de vol au-dessus de l’Atlantique des cartes de prévisions météorologiques détaillées. Voici une de celles utilisées lors de la traversée de Ruth Elde.
Elle est annotée du 13 octobre 1927 par les météorologistes qui l’avaient préparée, alors que Elder et Haldeman étaient attendus depuis longtemps à Paris après leur départ de Long Island. Ces météorologistes tentaient de déterminer la trajectoire probable de l’avion si les pilotes n’avaient pas corrigé la dérive, ce qui était d’ailleurs hautement improbable sans données météorologiques à jour et avec l’équipement de mesure de dérive du Stinson Detroiter. Notez sur la carte les routes suivies par les bateaux. Elles figuraient sur les cartes de Haldeman…
La fin très médiatisée d’une traversée en avance sur son temps et en retard sur son horaire
Le Barendrecht les dépose à Horta dans l’île des Acores la plus proche. Ruth Elder se dépêche de télégraphier son aventure aux journaux américains et repart sur le même bateau vers Lisbonne où elle arrive le 1er novembre. L’équipage gagne ensuite Madrid puis Bayonne par le train. L’équipe américaine, qui l’attend à Paris depuis une quinzaine de jours, décide d’organiser quand même une arrivée aérienne en fanfare au Bourget.
Pour cela, ils lui envoient par les airs un Potez 25 – un biplan à moteur Lorraine de 450 ch — et le vendredi 30 octobre au matin, Haldeman aux commandes, Ruth s’installe à la place arrière du Potez et arrive ainsi vers 13h00 au Bourget où les reporters l’attendent.
Les réceptions se suivent sans discontinuer. Et chacun essaye d’en faire autant que pour Lindbergh. Mais la foule n’est pas là…
Ruth Elder et Georges Haldeman à la signature du livre d’or de l’Aéro-Club de France, rue Galilée à Paris…
Ruth Elder et Georges Haldeman devant le « Poilu » (sic) inconnu…
On en fit vraiment trop et la presse aéronautique française ironisa sur le caractère publicitaire de la traversée de la « gracieuse » Américaine…
Tout d’abord, place à la grâce, à la beauté rayonnante, au sourire du Colorado, au rayon de lune des Montagnes Rocheuses, à la nymphe du Missisipi, à la sirène de l’Atlantique : à Miss Ruth Elder. Visitant le palais de Versailles et avisant le parquet uni de la Galerie des Glaces, cette déesse du pays yankee déclara que ce dancing était « very beautiful » et, aussitôt, les assistants de gonfler leurs joues et de moduler entre leurs lèvres quelques mesures d’un one-steep ou d’un charleston. Le Sénateur Lazare Weill, n’écoutant que ses jambes de vingt ans, entraîna la toute gracieuse Américaine dans les premiers tourbillons d’une danse. Le parquet, qui avait déjà vu signer le Traité de Versailles, en était tout content…
(Les Ailes du 4 novembre 1927)
Ruth Elder au retour de son raid devant un Waco, avion toujours construit de nos jours, 90 ans plus tard !
– Dites-donc, M. Wing, vous avez vu la Ruth Elder. Que c’est beau son voyage, et sa lutte, contre les éléments déchainés, aux côtés de Georges.
— Aux côtés de Georges ?
— Mais oui, son partenaire. Mais vous n’avez donc pas lu le récit que Miss Ruth Elder a fait de sa traversée ? C’est encore plus beau que mon feuilleton ! Tout l’atelier en pleurait sur les bobines de fil et la grande Cécile a commencé à se fabriquer une combinaison imperméable, avec un petit flou et deux rangs de volants, pour la traversée qu’elle doit effectuer au printemps prochain avec son cousin qui est élève-pilote à Istres !
Hélas, je n’avais pas lu le récit du voyage de « l’American Girl », mais j’ai rattrapé le temps perdu. Ce récit qui a été répandu dans le monde avec des droits réservés, par un trust de journaux américains est un véritable monument. Il est énorme et surhumain et dénote une méconnaissance absolue de ce que peut être un raid aéronautique.
Qu’on en juge. Tout d’abord, il paraît que Miss Ruth Elder avait emporté 2.400 litres d’essence ce qui est faux car (air connu) le gallon américain ne mesure que 3 litres 705. C’est donc sur 1.970 litres qu’il fallait tabler. Ensuite, le régime du moteur était, peu après le départ, de 1.000 tours. Savez-vous quelle est la puissance du Wright Whirlwind à ce régime ? De 35 CV, simplement. Donc autre erreur. Miss Ruth Elder, d’après son récit, semble avoir été incapable de piloter son avion vu qu’elle ne pèse que 53 kg. Ce dont je doute car Miss Elder était très bonne pilote.
De petits détails ne sont pas moins réjouissants. « Pour se distraire, George se mit à entonner la « Chanson-du-Prisonnier » et Ruth Elder le fit taire en entonnant « Je suis-sur-le-chemin du-gai-Paris ». Vous voyez d’ici le duo avec 200 CV qui s’échappent à un mètre de la cabine ! C’est délicieux mais continuons.
Vous savez ce que peut être un avion transatlantique, gavé d’essence, où toute la place disponible est utilisée et où, c’est le cas du Stinson, pilote et passager sont assis sur le réservoir d’essence. Eh bien, Ruth Elder et George étaient très à leur aise. Ils vaquaient à leurs petites occupations, se rendant à l’arrière pour faire leur toilette de nuit, mettre des vêtements chauds. Une petite maison de campagne, tout simplement.
Autre histoire ahurissante. Le réservoir d’huile du Stinson est placé derrière le moteur et donc devant l’équipage. Savez-vous ce qu’a aperçu Ruth Elder et ce qui forme le fond de
ce drame ? Des taches d’huile provenant d’une fuite sur l’aile gauche, aile disposée au-dessus de la cabine. De là, des titres sanglants : « Les taches d’huile grandissent sur les ailes et, avec elles, l’angoisse des pilotes ».
Si, avec ca, les midinettes ne frémissent pas, c’est à vous dégoûter de la salade et du journalisme ! Ruth Elder (qu’ils disent encore) annonce : « Nous montions toujours, poursuivis par l’irritante hantise des taches d’huile ». Et la pression d’huile était tombée de 30 à 35 kg, puis à 3 kg !
Ça ne vous suffit encore pas ? Le récit de la fin du voyage est à la hauteur de la situation désespérée de l’équipage. Voilà la scène… George ordonna d’une voix sèche :
– Lancez des appels de détresse. Encore, continuez. Toujours ! Maintenant prenez les commandes et piquez du nez en passant entre ces deux nuages ! Ruth Elder piqua.
Un bon conseil. Si vous voulez avoir une idée du voyage de Ruth Elder, ne vous fiez pas trop à son censé récit, car j’ai l’impression fort nette qu’il a été « pondu » dans une officine de New-York, peut-être même avant le départ ! ♦♦♦
Wing
(Les Ailes du 27 octobre 1927)