Jean-Philippe Chivot nous raconte l’aventure d’une « belle oubliée de l’histoire, Prudence Richarda Morrow-Tait, qui fut la première femme pilote à boucler un tour du monde »…
Un article du journal « Les Ailes » du 6 novembre 1948 a retenu un jour mon attention. On y parlait de Mrs Morrow-Tait qui venait d’arriver au Japon et que la prochaine étape de 2.700 km de son tour du monde l’aménerait sans escale à Shemya, la première île aléoutienne. Or, il y a trois ans déjà, un jeune de mes meilleurs amis a tenté un tour du monde en MCR-4S (moteur Rotax) et a dû abandonner à cette étape à cause du mauvais temps du mois de juin.
Et « Les Ailes » soulignaient qu’on était en novembre et qu’il était bien tard dans l’année pour traverser le Pacifique Nord en avion de tourisme. Avait-elle réussi ? Je me documentais et voici l’histoire de son voyage autour de la planète…
Née en 1923, Mrs Morrow-Tait, jeune rousse et belle anglaise, a appris à piloter en 1946 et, mère d’une petite fille de 18 mois, elle est partie en août 1948 de Cambridge pour un tour du monde qui devait durer… 6 semaines. En fait, elle ne revit son mari et sa petite fille qu’un an et un jour plus tard après son atterrissage à Croydon.
Son vol autour du globe fut émaillé d’aventures qui l’obligèrent à changer d’avion en Alaska. Son périple prouve qu’une pilote d’aéro-club, sans aides ni sponsor, pouvait après-guerre aux commandes d’avions monomoteurs tirés des surplus militaires, réussir une boucle complète autour du globe. L’histoire se divise en deux parties, chacune d’elle ayant comme haut fait aéronautique la traversée d’un océan…
Première partie : La traversée de l’océan Pacifique
Fille d’un colonel d’artillerie, Prudence Richarda Routh s’est mariée en 1945 à un ingénieur aéronautique, Norman Morrow-Tait, et elle se fait alors appeler Dikki. Elle est en 1946 la première et la plus jeune élève-pilote d’un Cambridge Club renaissant, ne rêvant plus que d’aventures et de records, en particulier de devenir la première, et à ce jour toujours la plus jeune, pilote à accomplir un tour du monde. Pour ce faire, il lui fallait de l’argent et un avion. Son mari et un de ses amis, Michael Townsend, étudiant en géographie à l’université de Cambridge, lui dégottèrent alors un Percival Proctor 4 qui faisait l’affaire…
Le Proctor, dérivé militarisé du sublime Percival Vega Gull de l’immédiat avant guerre, est un gros quadriplace en bois, à train fix,e doté d’un moteur De Havilland Gipsy Queen, un 6 cylindres de 210 ch très fiable. Il croise à un petit 220 km/h et dispose d’un rayon d’action d’environ 900 km. Ayant servi dans la RAF comme avion d’entraînement à la radionavigation, l’appareil était doté d’un équipement standard suffisant.
L’argent vint de la famille de Dikki. Quelques 500 livres Sterling de l’époque, soit 1,2 million d’euros d’aujourd’hui, furent ainsi consacrés aux frais de route : essence, huile, taxes logements, ce qui prouve que la famille était aisée. Et, cerise sur le gâteau, elle fit appel à Michael Townsend comme navigateur. Comme elle, féru d’aviation, il avait potassé les cours de Francis Chichester, devenu plus tard célèbre marin, qui y détaillait sa méthode de l’erreur volontaire, méthode qui lui avait permis de traverser seul la mer de Tasmanie (une largeur 60% de celle de l’Atlantique) dans son frêle biplan Moth, sans radio mais avec un sextant.
Townsend consacra quatre mois à préparer la navigation. Pour pallier toute défaillance du radiocompas, il utilisa la méthode de Chichester, se servant d’un sextant pour estimer la position de l’avion et, comme lui, il traça des points de repère sur le bord de fuite de l’aile.
Points qui, selon le texte de l’image ci-dessus, lui donnaient l’angle de dérive de l’avion sans avoir besoin d’un dérivomètre.
Le Proctor était équipé du compas standard horizontal P-8 utilisé sur Spitfire, d’un panneau de vol aux instruments, d’un sextant Mark 9a, d’un astro-compas et d’une tablette d’écriture. On lui fixa un gros réservoir supplémentaire sur les places arrière.
Comme la plupart des pilotes ayant fait de long raids, Dikki fit son tour du monde par l’est en suivant d’abord la route des Anglais d’avant guerre vers leurs colonies d’extrême-Orient puis en remontant vers le Japon et en traversant le Pacifique en survolant les îles aléoutiennes vers l’Alaska. Partant milieu août, elle s’assurait du beau temps en Méditerranée, une fin de mousson sur les Indes, et des îles aléoutiennes ayant quitté leur brouillard d’été grâce à l’anticyclone qui commence à s’établir pour tout l’hiver sur la Sibérie.
Le départ de Croydon eut lieu le 19 août 1948. Au premier atterrissage à Marseille, elle endommagea le carénage du train. A Chypre, même mésaventure. Suivit un arrêt prolongé à Calcutta pour réviser le moteur, réparer le train droit et installer un dernier réservoir supplémentaire destiné à donner au Proctor une autonomie de plus de 14 heures de vol. Elle ne put donc repartir que six semaines plus tard.
Les journaux spécialisés commencèrent à s’inquiéter face à l’absence de nouvelles et, nous l’avons vu dans « Les Ailes » de novembre 48, ils ne donnèrent que peu de chance à l’équipage de rejoindre les Aléoutiennes avant l’arrivée du très mauvais temps d’hiver. Pourtant Dikki arriva à Tokyo Haneda US Army Air Base, où un chaleureux accueil lui fut réservé.
Les Américains proposèrent alors d’accompagner en vol son avion avec une Forteresse volante B-17 qui restait là, désoeuvrée au sol. Ce fut le cas pour aller à Chitose, la prochaine base US sur l’ile d’Hokkaido au nord du Japon, terrain de départ de la traversée dangereuse de l’océan Pacifique vers l’ile Aléoutienne américaine de Shemya. Dikki ne voyait aucun intérêt à ce vol en patrouille en cas d’amerissage forcé loin des côtes. Elle protesta et dit aux Américains qu’elle n’avait pas besoin d’une nounou.
Pour réussir la traversée, il fallait satisfaire aux conditions suivantes :
1) Un vent dans le dos d’au moins 20 Kt pour réduire le temps de vol à 12 heures, laissant donc 2 heures de sécurité,
2) Des sommets de nuages au plus à 7.000 ft et pas de ciel constamment couvert pour que la navigation astrale puisse se faire, surtout à l’arrivée à Shemya,
3) Pas de conditions givrantes sévères,
4) Enfin, bien sûr, de bonnes prévisions météo pour l’atterrissage à Shemya.
Ces conditions furent transmises à la météo américaine de Tokyo qui, à chaque fois que le vol semblait possible, appelait l’équipage à Chitose. Les deux premiers appels furent rejetés par Michael Townsend car les prévisions étaient trop tangentes à Shemya. Le troisième appel, celui du 3 novembre 1948, fut le bon. Le plan de vol donnait un temps de vol de 11h50, pas plus de 6/10e de nuages en route et un isotherme zéro descendant de 7.000 ft à Chitose à 3.000 ft à Shemya.
Et les voila partis… Dikki fit dans la nuit une mise plein gaz du Proctor, freins serrés, suivie d’un décollage queue haute sur la première bosse de la piste en béton. Une heure se passa. La génératrice tomba en panne : plus de radio, de GCA, etc. Rien qu’un silence assourdissant dans les écouteurs. Michael sortit sa lampe de poche. L’histoire ne dit pas comment ils vécurent ces 13h30 de vol, combien de bananes ils mangèrent ou s’il y eut des prises de bec.
Toujours est-il qu’à l’approche de Shemya, ils durent voler à 500 ft sur la mer en slalomant entre les averses de neige sous une couche de 8/10e de stratocumulus et que, évidemment, les moments de faire un point astral devinrent de plus en plus espacés. A la fin, en sortant d’une averse de neige, droit devant, l’ile de Agattu apparut… 13 heures après avoir quitté le Japon et 1 minute 30 après l’heure calculée de survol. Ils hurlèrent de joie. Il ne leur restait plus qu’environ une heure d’autonomie !
Voici la carte de la traversée de Chitose à Shemya avec les précalculs de navigation astrale faits pour l’arrivée à Shemya.
Et la coupe avec les nuages rencontrés et la perturbation traversée sur l’île kourile de Iturup
Il leur fallait ensuite suivre la chaîne des Aléoutiennes sur près de 2.500 km en passant ensuite sur les montagnes rocheuses pour arriver à Edmonton, dernière étape avant le Montana et la côte ouest des Etats-Unis. A Shemya, le temps devint franchement mauvais. Voici un extrait du journal de bord de Michael Townsend :
« 8 novembre 1948. Le temps est incroyable: les températures sont modérément froides et se situent maintenant autour de zéro. La particularité des Aléoutiennes de l’Ouest est le vent constant : Agattu et Adak ont souvent des vents violents de 200 km/h et à Shemya même, on a enregistré des rafales à 160 km/h. Ces vents proviennent des fortes dépressions qui se forment près de l’extrémité ouest de la chaîne des îles, entre les eaux froides du nord-ouest de l’Arctique au-dessus de la mer de Béring et les vents du sud du Pacifique. La ligne frontale en automne et les dépressions passent successivement, sur toute leur longueur, sur les Aléoutiennes. De courtes périodes d’accalmie de trois à douze heures surviennent après le passage d’une dorsale mais souvent les dépressions se rattrapent. Ce qui fut le cas peu après notre arrivée à Shemya lorsque deux dépressions ont suivi notre dorsale et le vent n’est ensuite jamais descendu sous les 100 km/h ».
Après avoir attendu plus d’une semaine pour que le vent permette au Proctor de rouler jusqu’à la piste, la météo leur suggéra un vol jusqu’à l’île de Adak à 700 km à l’est, avec des vents au sol qualifiés de faibles car entre 25 et 30 Kt. Le vol se déroula en VFR, en évitant les averses de neige et les sommets des volcans. Ensuite, ils suivirent en vol le passage d’une dorsale en couchant à Adak puis à Cold Bay avant de se diriger vers Whitehorse (Yukon), derrière la ligne des montagnes rocheuses. L’arrivée à l’étape d’Elmensdorf fut acrobatique, surtout pour Dikki, notre jeune pilote. En effet, cette arrivée se fit de nuit après avoir longé la côte et fait des détours en volant au ras de l’eau pour éviter les nuages bas.
Au premier passage sur l’aérodrome, après qu’une lumière au sommet d’un château d’eau flashe au-dessus de l’extrémité de l’aile gauche, Dikki rejoignit l’approche radar. Elle fit trois approches successives GCA qui l’amenèrent à chaque fois correctement sur le terrain. A la première, les lumières s’éteignirent à mi-piste. A la deuxième, toutes les lumières s’arrêtèrent et en remettant les gaz, elle évita de justesse les sapins du bout de piste. Et à la troisième, le moteur coupa à court d’essence au début de la descente. Ils eurent le temps de changer de réservoir et se posèrent correctement. 20 minutes plus tard le brouillard avait disparu.
Mais voler à cette époque dans ces endroits où la température peut descendre à moins 30°C, la nuit leur posa des problèmes auxquels ils n’étaient pas préparés car le voyage aurait dû se faire en fin d’été. Ils hangaraient le Proctor dans un hangar chauffé mais sitôt sorti pour le démarrer, la condensation s’installait dans les fils de bougie, rendant l’opération problématique sinon impossible.
Ils passèrent une semaine à Elmensdorf en attendant que ça se lève à Whitehorse. Enfin, le 27 novembre, ils décollèrent pour Whitehorse en passant les montagnes par le col de Christochina qui était dégagé. L’US Air Force les fit accompagner par un Beech AT-10, petit biplace bimoteur d’entraînement à la navigation. Une heure et demi plus tard, juste après le passage du col à 1.500 ft/sol, le moteur se mit à tousser. La toux devint de plus en plus fréquente jusqu’au moment où Dikki ne put maintenir l’altitude.
Il fallait s’attendre au pire et peut-être se poser. Elle demanda à Michael de serrer sa ceinture et ils se mirent à suivre la longue ligne droite de l’Alaska Highway, couverte de neige. Ils volaient maintenant à la hauteur des sapins et Dikki posa le Proctor sur la Highway dans un peu de neige. L’avion glissa tout d’abord puis arriva à un piquet qui permettait de retrouver le tracé de la route en cas de forte neige. Dikki ne put l’éviter. Il frappa l’aile gauche, l’avion pivota brusquement et s’immobilisa.
Le Beech qui cerclait autour s’assura que les occupants du Proctor soient indemnes et un quart d’heure plus tard, la voiture des secours, prévenue par radio, arriva. La cause supposée : comme, dix ans plus tôt, pour l’atterrissage forcé à Terre Neuve de Beryl Markham, première femme pilote à traverser l’Atlantique aux commandes de son Percival Vega Gull doté du même moteur que le Proctor, c’était la prise d’air du carburateur qui, bouchée par la glace, enrichissait ainsi à l’extrême le mélange avalé par le moteur.
L’Alaska Highway aujourd’hui à l’endroit du crash
Bien au chaud dans la voiture des secours, car la température extérieure avoisinait les moins 30°C, Dikki échafaudait déjà des plans pour faire réparer l’avion… Pas mal pour une jeune femme de 24 ans, lâchée seule deux ans plus tôt, dans un avion non dégivré, allant d’une base américaine des années 45 à une autre en suscitant l’admiration des militaires. N’oublions pas le navigateur qui rendit les choses possibles. Partir à deux est toujours plus sécurisant que tout seul. ♦♦♦
Photos et documents via l’auteur
Lien vers la seconde partie : Changement d’avion et traversée de l’Atlantique