Il y a 90 ans, le plus célèbre… vol à vue de l’histoire !
Le 21 mai 1927, venant sans escale de New-York, Charles Lindbergh se pose de nuit au Bourget à l’issue d’un vol de 33 heures et 30 minutes, le plus célèbre vol VFR de l’histoire. A l’arrivée, l’enthousiasme du public est indescriptible. Une partie du tableau de bord est dérobée entre l’atterrissage et le hangar, et le camouflet subi par l’aviation française est énorme car notre aviation vivait encore comme si elle était, comme en 1919, le plus important fabriquant d’avions au monde.
Pourquoi ce vol fut-il un… vol à vue ? Parce que ce vol ne fut pas un vol aux instruments ! Le Ryan « Spirit of Saint-Louis » n’en disposait pas. De plus, Charles Lindbergh a volé en solo sans l’aide d’un navigateur, contrairement à Nungesser et Coli disparus 15 jours auparavant sur le même trajet mais en sens inverse, vol où François Coli, capitaine au long cours, faisait entre autres la navigation astrale.
En février 1927, après avoir contacté vainement plusieurs constructeurs, Charles Lindbergh vient à San Diego visiter le hangar de Ryan et faire un vol à bord d’un monoplan Ryan à moteur Hisso – Hispano Suiza des surplus de guerre français. Il fait quelques boucles, un renversement, se pose et signe le contrat définitif de construction du « Spirit of Saint-Louis » avec livraison dans les 60 jours.
Ci-dessus, le Ryan NYP à sa sortie de hangar pour son premier vol le 27 avril 1927, 3 semaines avant la traversée. Les caractéristiques du « Spirit of Saint-Louis » sont les suivantes… Envergure : 14 m. Longueur : 8 m. Hauteur : 3 m. Masse à vide : 975 kg. Masse maximale : 2.300 kg. Moteur : Wright Whirlwind J-5C de 223 ch. Constructeur : Ryan Airlines Co., San Diego, Californie. A noter l’absence de freins, la béquille de queue s’en chargeait, et la suspension par bracelets de caoutchouc…
8 mai 1927, test de l’avion à pleine charge par l’ami de Charles Lindbergh, Donald Hall…
Un des chèques de paiement de l’appareil, signé par Charles Lindbergh…
L’avion et le poste de pilotage
Voici ce dont disposait Lindbergh dans son poste de pilotage…
– de gauche à droite, rangée du milieu : levier de richesse du moteur, sélection magnétos, compte-tours, bille aiguille, vitesse, montre.
– rangée supérieure : levier de sortie du périscope, miroir de vision du périscope, indicateur (voltmètre) du conservateur du cap donné par le compas à induction terrestre, altimètre.
– rangée inférieure : pression essence, pression huile, température huile, inclinomètre, jauge d’essence.
– en bas à droite : les 3 robinets de sélection de réservoir d’essence, la manette de sélection du cap à suivre, l’indicateur du cap à suivre (cercle extérieur : le cap suivi, cercle intérieur : le cap à suivre).
– enfin, peu visible au plafond, un compas à liquide. Le plafond était en plexiglas transparent pour voir l’état du ciel et au besoin les étoiles.
Charles Lindbergh avait fait mettre l’énorme réservoir de carburant au centre de poussée de l’avion et s’était fait aménager derrière un poste de pilotage. Il atterrissait en regardant par les vitres latérales et sortait son périscope sur le côté gauche de l’appareil lors de l’approche, ce qui lui permettait une vue vers l’avant au champ visuel étroit. Cette disposition évitait tout changement de centrage de l’avion au fur à mesure de l’épuisement du carburant et simplifiait grandement le pilotage durant sa ligne droite de quelque 5.800 km en VFR.
L’instrumentation du Ryan NYP
Voyons maintenant en détail les instruments de pilotage à la pointe du progrès de l’époque :
– la bille aiguille ou indicateur de virage : elle est identique à celle qui figure actuellement dans tous les avions de tourisme. Ce gyroscope à un degré de liberté, inventé par Elmer Sperry, a commencé à équiper les avions au début des années 1920. Il indique le taux de virage et la bille donne la symétrie du vol.
– le compas à induction terrestre (ci-dessous à gauche). C’est l’originalité de l’avion de Charles Lindbergh. Le compas magnétique à induction terrestre Pioneer se compose essentiellement d’une petite dynamo à courant continu, d’un contrôleur et d’un voltmètre sensible. La dynamo utilise le champ magnétique terrestre comme inducteur et comporte un induit tournant aux alentours de 2.500 t/mn grâce à une turbine située dans le vent relatif de l’avion. Si l’axe de rotation de l’induit est dirigé vers le nord magnétique, le courant débité par la dynamo est maximum. On peut décaler cet axe d’un nombre de degrés fixe par rapport à l’axe de l’avion. Ce décalage est le cap à suivre. Pour ce faire, il suffit alors de diriger l’avion de telle façon que l’aiguille de l’indicateur soit sur le zéro. Le compas à induction terrestre est insensible aux oscillations de l’avion de même qu’a l’emplacement de ses masses métalliques.
– l’inclinomètre (ci-dessus à droite). Constitué de deux niveaux à bulle, il donne, lorsque l’avion vole en ligne droite stabilisée, l’angle de piqué et l’angle d’inclinaison de la machine.
Depuis lors l’inclinomètre et la bille aiguille se retrouvent dans un même instrument, « l’horizon artificiel » mis au point par Sperry en 1929 et testé par l’aviateur américain James Doolittle dans ses vols sans références extérieures.
Voici la facture des instruments de bord du « Spirit of Saint-Louis ».
La préparation du vol…
Comment Lindbergh a-t-il préparé et réussi son exploit, en ayant par ailleurs une sacré chance de son coté comme il l’a constaté lui-même avec le « Spirit of Saint-Louis » presque un an plus tard ?L’avion qui, initialement devait être un Ryan modifié, a été une construction totalement originale à laquelle Charles Lindbergh a participé presque journellement jusqu’au premier vol du 28 avril 1927 où il a étrenné la chaise en osier qui devait le porter pendant les 35 à 45 heures du raid. Le seul incident notable lors des vols d’essai a été le blocage en vol du compas à induction terrestre, entraînant son remplacement par un modèle neuf.
Ainsi Charles Lindbergh s’est installé en février à San Diego et au cours d’un voyage à San Pedro, il a trouvé dans un magasin une carte de l’Atlantique en projection gnomonique, projection azimutale qui transforme les grands cercles en droites. Or suivre le grand cercle correspond à suivre la trajectoire la plus courte entre New-York et Paris. Toute autre trajectoire, en particulier la trajectoire loxodromique, trajectoire à cap compas constant, est plus longue et elle dépassait le rayon d’action du « Spirit of Saint-Louis ».
Grâce à cette carte, « Lindy » a pu construire une trajectoire constituée d’une série de segments à cap constant, approchant au mieux le grand cercle. Dans son livre de 1953,
« The Spirit of St. Louis », il décrit l’utilisation de la carte de San Diego : « Mes problèmes de navigation ont commencé alors à s’éclaircir. J’ai découvert, inscrit sur les cartes que j’ai achetées, des instructions détaillées permettant le tracé de ma route orthodromique. Grâce aux instruments que m’a prêtés Don Hall, j’ai tracé une ligne droite entre New-York et Paris sur la projection gnomonique. J’ai ensuite transféré les points de cette ligne, selon des intervalles de 100 miles, sur la projection de Mercator et j’ai ensuite connecté ces points à l’aide de lignes droites. Pour chaque point, j’indiquais la distance par rapport à New-York et le cap magnétique jusqu’au prochain changement d’angle ».
Voici les cartes annotées de la main de Lindbergh…
Carte gnomonique avec les points de changement de cap dont Charles Lindbergh a calculé les coordonnées afin de les reporter sur les cartes détaillées à projection Mercator dont il disposait.
Schéma d’assemblage des cartes Mercator avec, reportés, les points de changement de cap dont les coordonnées ont été calculées grâce à la précédente carte.
Enfin, la veille du départ, pour chacun des points de changement de cap, Charles Lindbergh a recalculé le cap à suivre en fonction des vents donnés par les dernières observations météorologiques. Et à cette époque sans satellite, sans avions sur le parcours, ces observations étaient cependant très nombreuses car les navires en mer avaient obligation de transmettre, en morse par radio, la force, la direction du vent, la température et l’hygrométrie. Sur ce parcours, il pouvait y avoir plus de 400 observations par heure. « Lindy » a cumulé à l’évidence une somme de qualités hors du commun : pilotage navigation, construction aéronautique, sens de la publicité et des affaires, etc.
Le déroulement du vol : du VFR et de la chance
Parti le 10 mai 1927 de San Diego pour New-York, Charles Lindbergh a commencé par battre le record de vitesse de traversée des Etats-Unis en arrivant le 12 mai sur l’aérodrome de Curtiss Field à Long Island, sur la côte Est. Le mauvais temps a retardé son départ pour la France jusqu’au 19 mai, jour qu’il a consacré à préparer son avion car les prévisions sur l’Atlantique étaient devenues favorables.
Il s’est levé le 20 mai avant l’aube et a terminé les derniers préparatifs du voyage.
« Vers 7h40, je démarrai le moteur et, à 7h52, je décollai pour Paris. Le terrain était un peu mou en raison de la pluie de la nuit et mon avion lourdement chargé prenait très lentement de la vitesse. Après avoir passé le milieu de la piste, il était évident que je pouvais survoler les obstacles de la fin de piste ».
Il a poursuivi son vol sur Cape Cod, survolé la Nouvelle Ecosse avant d’atteindre le plein Atlantique alors que la nuit tombait : « Nuit noire vers 8h15 avec une brume mince et faible sur la mer à travers de laquelle les berges blanches de la côte me sont apparues avec une clarté surprenante. La brume devint un épais brouillard et je dus monter pour le survoler. À environ 10.000 pieds, je ne pouvais seulement voir que les étoiles à travers le plafond au-dessus de ma tête. Pas de Lune, tout était très sombre et les sommets de certains nuages d’orage me dominaient de plusieurs milliers de pieds. J’ai essayé de traverser l’un des plus importants mais la couche s’est refermée sur l’avion et j’ai été forcé de faire demi-tour pour en sortir et revenir en vol à vue. J’ai alors pris la décision de contourner les plus gros des nuages que je ne pouvais survoler ».
Il poursuit son vol, parfois à seulement 100 pieds au-dessus des vagues pour rester hors des nuages. L’apparition des bateaux de pêche l’avertit qu’il s’approche de la terre. « J’ai survolé un premier bateau sans voir de signes de vie. Comme je cerclais à basse altitude autour d’un second, un visage d’homme apparut, regardant par la fenêtre de la cabine. J’ai pensé un court moment réduire le moteur et lui crier de diriger son bateau vers la terre mais ce n’était bien sûr qu’une idée totalement farfelue ».
« Moins d’une heure plus tard, un littoral accidenté et semi-montagneux apparut au nord-est. Je volais à moins de 200 pieds de l’eau quand je l’ai aperçu. Le rivage était assez distinct et pas à plus de 10 ou 15 milles de distance. J’étais presque certain qu’il s’agissait de l’extrémité sud-ouest de l’Irlande. En survolant la côte, j’identifiai Dingle Bay à seulement 10 miles de la ligne tracée sur ma carte ».
Charles Lindbergh se dirige alors vers Paris en conservant une altitude d’environ 1.500 pieds dans un temps devenu très clair. A la nuit tombante, il survole Cherbourg et atteint Le Bourget le 20 mai 1927 vers 10h00 du soir. En l’air, le « Spirit of Saint-Louis » avait été conçu pour être très stable. La tâche principale de Charles Lindbergh a consisté à donner, à intervalles réguliers, de légers coups de pouce sur le manche pour corriger la « pente » ou l’inclinaison, puis à changer de cap toutes les heures. Il marquait à la craie ses altérations de cap sur la tôle du tableau de bord.
Bref le voyage s’est bien passé. Bien aidé par un vent qui respecta parfaitement les données fournies par les bateaux, Charles Lindbergh n’eut pas besoin de corriger des variations imprévues de dérive. De jour, il vérifiait sa dérive en observant la crête des vagues. De nuit, il s’en remettait à la chance. Il était conscient que cette chance l’avait toujours accompagné et n’en parla qu’un an après la traversée, à l’issue d’un de ses derniers vols de promotion à bord du « Spirit of Saint-Louis », vol qui faillit mal tourner.
En février 1928, durant son retour de nuit de Cuba à Saint-Louis (15h00 de vol), les deux compas du Spirit tombèrent en panne. Le compas à induction terrestre se bloqua et le compas standard perdit tout son liquide. Malheureusement la couche de nuages élevés l’empêcha de recaler sa navigation sur les étoiles devenues invisibles à travers le plafond du cockpit. Au petit matin, il se repéra sur les îles Bahamas, 500 km à droite de sa route estimée.
La traversée de l’Atlantique par Charles Lindbergh montra la puissance de la méthode de navigation dite du « Dead Reckoning », en français « navigation à l’estime », méthode héritée de la navigation maritime que tout bon pilote VFR doit avoir utilisée en complément de son GPS, lequel peut toujours tomber en panne. Notez bien que « Dead Reckoning method » ne veut pas dire « méthode de la mort estimée » (!) mais n’est que la contraction de « Deduced Reckoning méthod ». Les aviateurs d’il y a 90 ans baignaient dans l’humour noir…
Enfin ce vol fut un exploit physique : deux journées sans sommeil et personne pour l’aider, en particulier pour vérifier sa navigation. Lindy avait fait le choix d’être seul et sans radio pour n’avoir besoin que d’un monomoteur léger et peu onéreux.
Pilote hors pair, intrépide, doué pour les affaires, fin technicien qui avait mis un an à se faire construire et à peaufiner le Ryan selon ses idées, Lindy eut une vie hors du commun. Il se maria avec la fille d’un ambassadeur des Etats-Unis et entreprit en 1931 de faire, avec elle comme copilote, le tour du monde aux commandes du Sirius, un hydravion extraordinaire que lui avait construit Lockheed.
Après être passé par les îles aléoutiennes, il amerrit dans des bancs de brouillard près de la côte du Japon. Le voyage se termina quand un filin cassa lorsque, près de Nanking, le porte-avion anglais Hermes entreprit de hisser le Sirius à son bord. Le Sirius avait la radio mais à la demande de Charles Lindbergh pas d’interphone. Quand il voulait que sa femme pilote, il appuyait sur un bouton qui allumait une petite lampe dans le cockpit arrière.
Sa biographie comporte malgré tout quelques points sombres, son attirance pour le nazisme et ses nombreuses maîtresses. « Si l’un de ces groupes – les Britanniques, les Juifs ou l’administration américaine – arrête de s’agiter pour la guerre, je crois qu’il n’y aurait aucune probabilité qu’on y participe » (Charles Lindbergh, 11 septembre 1941). ♦♦♦
Ndlr : En ouverture de l’article, Charles Lindbergh, 25 ans, à San Diego le 9 mai 1927, soit 11 jours avant la traversée de l’Atlantique entre New-York et Paris…