Une plongée au coeur de l’équipe de Solar Impulse, de l’idée du projet à l’atterrissage final après le tour du monde.
Toute grande aventure technique ou sportive entraîne l’édition d’un beau livre une fois l’exploit réalisé. Le tour du monde aux énergies renouvelables réalisé par le Solar Impulse 2 aux mains de Bertrand Piccard et André Borschberg a déjà bénéficié de tels ouvrages, retraçant les différentes étapes à coups de belles photos.
L’ouvrage paru récemment chez Stock est d’un tout autre genre. C’est le récit à deux voix de l’aventure technique et humaine qui aura duré plus d’une quinzaine d’années entre l’idée du projet et l’atterrissage final du quadrimoteur à énergie solaire à son point de départ, Abu Dhabi.
En 360 pages, avec une alternance continue de commentaires rédigés par l’un et l’autre des deux pilotes, le lecteur retrace l’aventure complète mais avec des données allant au-delà des belles photos et du discours répétitif de la « communication » vantant l’exploit d’un tour du monde sans un seul litre de carburant si l’on ne retient que le Si2 tout en oubliant la gigantesque logistique associée au périple, à coups d’Iluyshin Il-76…
L’intérêt de l’ouvrage se trouve dans la découverte des relations au sein de l’équipe. C’est plutôt rare que les acteurs dévoilent ainsi l’évolution du relationnel entre toutes les équipes qu’il s’agisse des deux membres de l’équipage volant à tour de rôle, de l’équipe « sur le terrain » suivant le quadrimoteur pour sa maintenance et sa mise en oeuvre ou encore les différents spécialistes regroupés au PC à Monaco, comprenant ingénieurs, météorologues, pilotes dont notamment un groupe chargé de la sécurité des vols.
Un tel périple, étalé sur une aussi longue durée, avec un groupe d’humains concentrés sur un même objectif ne peut qu’engendrer des rivalités car il faut des « ego » solides à la tête de la troupe pour gérer les inévitables crises. Au départ, André Borschberg n’est qu’un consultant à qui l’on a demandé une étude de faisabilité du projet avec ses compétences d’ancien pilote de chasse mais aussi d’entrepreneur. Il ne fait pas partie du projet.
Mais c’est lui qui va au final prendre en charge le suivi de la conception et de la fabrication du premier Solar Impulse, appareil probatoire devant valider les différents systèmes et notamment la possibilité du vol perpétuel en emmagasinant l’énergie électrique dans la journée via les milliers de cellules solaires sur les plans porteurs puis la lente descente de nuit pour attendre les premiers rayons solaires du lendemain.
Pendant ce temps-là, Bertrand Piccard, avec l’aura du premier tour du monde en ballon sans escale, chasse les partenaires pour financer le projet. Cette séparation des rôles entraînera déjà des tensions parfois avec un financier qui n’est pas pilote et donc c’est « le » projet et de l’autre, une équipe technique aux prises avec le développement d’un prototype unique, deux mondes séparés.
Il faudra de nombreuses années pour que chacun puisse se « positionner » avec d’un côté un « petit » pilote mais « très grand » envoûteur et de l’autre un « grand » pilote et un « piètre » communiquant. Si les compétences ne seront pas totalement inversées à la fin du périple, un rééquilibrage aura été cependant constaté, avec l’apport d’un coach pour André Borschberg !
Les séances d’entraînement au simulateur entraînent des déconvenues avec des pilotes d’essais incapables de poser l’engin, y compris Rogers Smith, ancien chef-pilote de la Nasa à Edwards. Il faudra apprendre à dompter l’inertie du quadrimoteur aux limitations par ailleurs importantes vis à vis de la pluie, des turbulences, du vent de travers, des températures.
Pour pouvoir voler sur l’engin, il faut recevoir l’approbation de l’OFAC, la DGAC suisse. Si André Borschberg est reçu haut-la-main, Bertrand Piccard est recalé. L’équipe Solar Impulse pense même qu’il ne volera jamais faute d’une expérience suffisante. Bertrand Piccard va devoir relever le défi et s’imposer comme pilote après avoir accumulé des heures de vol sur planeur, monomoteur, bimoteur, en VFR et en IFR.
Il sera reçu au deuxième passage mais son approche « intuitive » du vol créera quelques étincelles par la suite car il lui arrivera de trop « laisser voler » le Si2, un engin à surveiller de tous les instants, avec une inclinaison à limiter à 5° dans les virages et un dérapage à contenir sous les 10°.
Son inexpérience en vol de nuit entraînera même un psychodrame entre cockpit et PC, avec des oscillations entretenues par le pilote poussant les responsables du suivi du vol à envisager une évacuation en vol… Cette éventualité sera également évoquée lors de crises en vol, avec André Borschberg aux commandes. Des problèmes techniques, il y en aura… comme un élément d’un moteur qui « crame » en vol, le désentoilage d’une aile imposant un atterrissage d’urgence à New-York, des problèmes physiques à haute altitude, des problèmes de tenue machine par conditions très turbulentes.
Le départ pour la traversée du Pacifique mènera à une crise majeure entre l’équipage « partant » pour lancer la mission au vu de la fenêtre météo et une équipe d’ingénieurs souhaitant attendre, André Borschberg « passant en force », ce qui créera de fortes tensions au sein de l’équipe. Les débriefings sont parfois houleux.
Le « montage » de l’aventure ne fut pas simple non plus, avec des partenaires qu’il faut décrocher à coups de rendez-vous et de conférences. Il faudra attendre 2014 pour que le budget soit bouclé avec parfois un partenaire arrivant subitement alors que l’on est à deux mois de la faillite. Le programme a en effet dérivé avec un an de perdu suite à la casse aux essais statiques du longeron du Si2 mais ce sera l’opportunité de rebondir et de faire connaître le projet aux Etats-Unis avec la campagne américaine menée avec le Si1.
Ce sera aussi l’escale forcée à Hawaï après un problème d’échauffement des batteries, repoussant l’arrivée finale de plusieurs mois. Autant de problèmes qui se traduisent par un budget financier en hausse qui atteindra plus de 170 millions d’euros. Heureusement, il y aura aussi des coups de chance comme ce vol retardé au départ et qui permet au Si2 de ne pas être détruit dans le hangar prévu à son arrivée, tout juste balayé par une tornade !
L’ouvrage contient quelques anecdotes comme cette amende de l’OFAC pour André Borschberg après un vol jugé trop bas au-dessus d’habitations en Suisse. L’OFAC surveille tout, au PC à Monaco et sur les films diffusés sur internet en direct. Des décisions sont parfois prises allant à l’envers de la sécurité. Le patron de l’OFAC admettra que son administration n’a pas toujours su faire la différence entre une aventure avec un prototype unique et l’approbation d’une nouvelle compagnie aérienne. L’OFAC retirera l’autorisation de vol un certain temps durant le tour du monde pour imposer ses vues sur des essais complémentaires.
Ce tour du monde, c’est aussi la rencontre de différentes cultures et différentes… administrations. La bureaucratie a fait partie des nombreux obstacles à franchir, parfois uniquement avec la mise en action du réseau diplomatique… Qu’il s’agisse de l’Inde ou du Japon, le récit révèle quelques rigidités que l’équipe a dû gérer sans parler du contrôle aérien pas toujours compréhensif avec un appareil aussi lent et effectuant des descentes avec un taux de chute de 0,30 m/s !
Ainsi, la lecture d’un tel ouvrage s’avère très intéressante. Si le lecteur connaît l’histoire du tour du monde du Si2 largement relayé sur tous les médias, il découvre ici le relationnel interne d’une telle aventure, l’affrontement de philosophies parfois opposées et entre les phrases, on découvre le mental des deux pilotes. Passionnant ! ♦♦♦
Photo © Solar Impulse
– Objectif Soleil, par Bertrand Piccard et André Borschberg, Ed. Stock, 360 p. 22,00 €